Applis, satellites et capteurs pour coincer les pollueurs
Aymeric Marolleau, journaliste
Images et données météo de forêts tropicales, suivi d’images satellites : les ONG écologistes s’appuient sur les capacités croissantes du big data pour traquer à grande échelle les atteintes à l’environnement.
L’ONG américaine Conservation International a installé un millier de caméras munies de capteurs de mouvements dans 17 forêts tropicales autour du globe.
Ces espionnes de la faune et de la flore accrochées aux arbres ont déjà pris 2 millions de clichés depuis leur mise en place. « Nous ne pouvons gérer les menaces à l’échelle mondiale que si nous disposons de données à l’échelle mondiale », justifie Jorge Ahumada, le directeur exécutif du projet TEAM (Tropical Ecology Assessment & Monitoring).
Ses experts tirent de ces images des informations précieuses sur l’évolution des espèces animales et de la végétation, qu’ils recoupent avec les données de leurs stations météo – précipitations, taux d’humidité, température… – au prix d’un long travail, exigeant parfois plusieurs mois d’effort.
Mais depuis 2013, le temps de traitement a été réduit à seulement quelques heures. Par quel prodige ? La même technologie que celle qui permet depuis des années à une marque de vous proposer des publicités personnalisées sur Internet ou à votre banquier de détecter une fraude. En deux mots : big data.
En effet, Conservation International a noué en décembre 2013 un partenariat avec l’informaticien Hewlett-Packard (HP), qui met à sa disposition sa plateforme d’analyse des données massives Vertica afin de traiter trois téraoctets de données de biodiversité chaque année.
À l’instar de Conservation International, de plus en plus d’ONG ont recours aux données massives pour soutenir leurs combats. Elise Rebut, cadre de Conservation International basée à Bruxelles, explique :
« Souvent, nous manquions de données pour démontrer à nos interlocuteurs – gouvernements, institutions internationales, fondations – le bien-fondé de nos inquiétudes. Aujourd’hui, nous avons les outils pour mettre des chiffres précis sur nos craintes. »
Ainsi, l’ONG américaine a mis en ligne l’ensemble des données de son programme TEAM sur le site de data visualisation HP Earth Insights, afin que l’opinion publique et les gouvernements s’en saisissent. Les ONG disposent donc d’un nouvel outil pour sensibiliser les gens.
Images satellites pour surveiller la Terre
Déluge d’images
Perchées à quelques centaines de kilomètres au-dessus de nos têtes, des caisses en métal bourrées de technologies de pointe veillent sur la planète. « Les satellites jouent un rôle majeur dans la protection de l’environnement », assure Jean-Pierre Gleyzes, directeur adjoint DSI (Direction système information) au CNES, l’agence qui pilote le programme spatial français. « Nous scrutons la Terre depuis une trentaine d’années, ce qui nous permet de mesurer précisément des phénomènes tels que la fonte des glaces, la progression des déserts ou la montée des eaux. » Les moyens mis à disposition des États et de leurs partenaires se perfectionnent. L’an dernier, l’Union européenne, par le biais de son agence spatiale, l’ESA, a par exemple commencé le déploiement d’une flottille de 6 satellites dits « Sentinel », chargés de surveiller les sols, les océans ou encore la composition de l’atmosphère. C’est par exemple grâce à eux que l’Agence européenne pour la sécurité maritime (EMSA) identifie, en moins d’une heure, les navires coupables de dégazages sauvages. Les chiffres de ces Sentinel donnent le vertige : « D’ici fin 2016, ils auront transmis 7 pétaoctets de données, soit 7 fois plus que l’ensemble des données réunies par le CNES depuis trente ans », souffle Jean-Pierre Gleyzes. De plus, ces données seront accessibles à tous, « ce qui permettra à n’importe quel scientifique ou start-up avec une idée d’innovation de s’en servir », précise-t-il.
Aux États-Unis, la petite ONG SkyTruth est partie en croisade contre les outrages à l’environnement. Son arme ? Les satellites – Landstat, MODIS, Suomi NPP, COSMO-SkyMed notamment – dont elle déchiffre images et données afin d’exposer aux yeux de tous ce qui hier était difficilement démontrable : les dégâts sur le paysage causés par l’extraction minière et les forages pétroliers ou la pêche illégale. Son fondateur, John Amos, assurait en 2013 à un journaliste du Washington Post :
« Vous pouvez surveiller n’importe quelle activité sur Terre depuis n’importe où. »
L’ancien géologue tire de ses observations des mini-documentaires à charge contre les industriels, mêlant images satellites et infographie, qui rencontrent un grand succès sur le Net.
Le big data peut aussi être un outil précieux pour lutter contre les crimes écologiques. En Inde, les heures du tigre semblent comptées, puisqu’on en dénombre à peine plus de 2 000. La faute au braconnage, car ses os sont très prisés dans certaines médecines traditionnelles chinoises. Les chasseurs, bons connaisseurs du terrain et des habitudes du félin, ont longtemps eu plusieurs coups d’avance sur ses défenseurs.
Mais le shérif a une nouvelle arme : l’informatique. A l’instar des banques et des compagnies d’assurance, les ONG se convertissent à l’analyse prédictive. Soutenu par le Snow Leopard Trust et l’organisation à but non lucratif indienne Nature Conservation Foundation, l’écolo-geek Koustubh Sharma a élaboré un algorithme sophistiqué pour anticiper les méfaits des braconniers.
En analysant 25 000 données recueillies depuis quatre décennies, de l’habitat naturel des tigres aux habitudes de transport et de commerce des braconniers, il a mis en lumière 73 zones sensibles où les moyens de prévention devraient être concentrés. Un pas de plus pour la sauvegarde de l’animal.
En Indonésie, c’est à la déforestation illégale des producteurs d’huile de palme que le WWF a choisi de s’attaquer. Pour cela, il a créé une série de cartes interactives cataloguant la faune, la flore et les stocks de carbone de l’île de Sumatra, où le taux de déforestation est l’un des plus élevés au monde. Elles sont diffusées sur le site Eyes on the Forest.
Aides d’entreprises et recours aux individus
Mais le big data n’est pas gratuit. « Pour en tirer parti, d’importants moyens financiers et humains sont nécessaires », reconnaît Jorge Ahumada, de Conservation International. Ne serait-ce que pour s’offrir les services des statisticiens et des data scientists qui donnent du sens aux données. Cela le rend souvent inaccessible aux organisations à but non lucratif.
Du coup, elles ont recours à des stratagèmes. Parfois, elles s’allient à des partenaires privés, à l’instar de Conservation International avec Hewlett-Packard, ou du WWF, qui a bénéficié de l’appui de Google pour lancer son projet Eyes on the Forest. Une bourse Google Earth Actions publiques lui a en effet permis d’engager le développeur qui a créé le site, et Google Maps Engine a, lui, fourni une plateforme pour économiser les frais d’un serveur.
Les ONG peuvent aussi compter sur les individus pour innover dans l’usage des données massives. Ainsi, à l’occasion du dernier festival SXSWEco, le WWF a organisé un hackathon réunissant des environnementalistes, des développeurs et des designers. En unissant leur matière grise, ils ont créé en 24 heures une application mobile destinée à la préservation des papillons Monarques, très menacés.
Pour suivre l’évolution de leur population, l’application Monarchy est nourrie par les informations de ses utilisateurs et scanne les réseaux sociaux pour y dénicher des photos de papillons orange et noir, dont elle relève la géolocalisation. Pierre Cannet, responsable du programme Climat et énergie au WWF France, observe :
« Le big data est une formidable opportunité pour mobiliser les communautés via les réseaux sociaux et les smartphones. »
Des data centers qui polluent
Mais le rapport des organisations environnementales au big data est ambigu. « Le déploiement massif des données, s’il nous aide à mesurer l’évolution du climat, accroît aussi la consommation d’énergie. Une grande partie des données accumulées ne sont jamais utilisées, or la consommation doit rester rationnelle », pointe ainsi Pierre Cannet.
Ces dernières années, Greenpeace a même lancé une campagne pour un big data propre : #clickclean. L’objet de son courroux ? Les data centers, ces gigantesques hangars où crépitent les données de la planète enfermées dans des serveurs informatiques : ils émettraient autant de carbone que le secteur de l’aviation.
Pour inciter les géants du Net à verdir leurs centres de calcul, Greenpeace les met en compétition. En 2014, les « bons élèves » s’appelaient Apple, Facebook et Google, avec respectivement 100%, 49% et 48% d’électricité issue des énergies renouvelables. Le bonnet d’âne revenait à Amazon, avec seulement 15% d’énergie propre dans ses data centers.
Le big data s’invite à l’Onu
La tendance qui consiste à mettre le big data au service de la planète s’est frayée un chemin jusqu’aux Nations unies. L’an dernier, l’ONU a en effet organisé le Big Data Climate Challenge, une compétition ouverte autour du monde à des projets utilisant les données massives et l’analytique au service de la lutte contre le réchauffement climatique. Entre autres lauréats : le Global Forest Watch, porté par une quarantaine de partenaires, dont la NASA et le World Resources Institute. Cet outil – qui s’appuie sur des milliers d’images satellites, des données publiques et des informations crowdsourcées – propose une carte accessible à tous qui indique presque en temps réel l’état des forêts autour du monde, afin d’aider gouvernements et ONG à lutter contre la déforestation. Cette année, l’ONU organise le Data for Climate Action, un challenge d’innovation autour de données partagées par des acteurs publics et privés (banques, télécoms, fournisseurs d’énergie, distributeurs, médias, assureurs, transporteurs…). Résultats lors de la COP21.
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