l a fallu vingt ans pour établir la vérité dans toute sa cruauté. Mais c’est désormais chose faite: la chute de l’enclave musulmane de Srebrenica, qui déboucha sur le massacre de plus de 8000 hommes et garçons bosniaques, n’a pas été le fruit d’erreurs et de maladresses éparses commises par l’Occident. Sa réalité a été acceptée comme telle par les trois principales puissances en présence – les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne. Sciemment, en toute connaissance de cause, elle a été intégrée dans les plans des Occidentaux, qui y voyaient le meilleur moyen d’en finir avec la guerre interminable qui ravageait la Bosnie. Dans ces calculs, Srebrenica représentait un moindre mal.
L’enclave bosniaque avait été proclamée «zone protégée» par l’ONU. Les forces de l’OTAN avaient reçu l’autorisation, et avaient même l’obligation, de la défendre par n’importe quel moyen. Elle était en outre préservée par un bataillon de Casques bleus néerlandais. Cela n’empêcha pas l’irruption des milices serbes bosniennes, arrivées en colonne par la seule route praticable. Pendant quatre jours, sous l’œil impassible des Casques bleus, et en l’absence de la moindre réaction de l’OTAN, femmes et hommes furent triés et séparés, avant que les seconds soient abattus de manière systématique, au cours d’une opération qualifiée par la suite de «génocide» par la justice internationale.
Une de ces innombrables horreurs supplémentaires, qui ponctuent les événements: le général néerlandais Onno van der Wind vient de confirmer que, même si ce sont bien les Serbes qui se sont chargés de transporter en autocars les hommes à exécuter, l’ONU a mis à leur disposition 30 000 litres d’essence pour mener à bien leur action et pour alimenter en carburant les bulldozers qui allaient ensuite creuser les fosses communes.
Florence Hartmann est l’auteure du livre* qui oblige désormais à voir la réalité en face. Ancienne envoyée spéciale du Monde pour couvrir les guerres de l’ex-Yougoslavie, elle est ensuite devenue la porte-parole de l’ex-procureure suisse Carla Del Ponte au sein du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Rares sont les personnes qui connaissent aussi intimement toutes les spécificités de ce conflit.
Aujourd’hui, Florence Hartmann s’appuie sur son expérience personnelle, les interviews qu’elle a accumulées et les témoignages recueillis au sein du TPIY, mais aussi sur de nouveaux documents déclassifiés par les Etats-Unis ou par l’ONU. Ce qu’elle a découvert, note-t-elle au téléphone, permet d’éclaircir les innombrables zones d’ombre que recouvre la version officielle.
Une date clé: le 27 mai 1995, le président américain Bill Clinton, le Français Jacques Chirac et le premier ministre britannique John Major sont en conférence téléphonique. Les nouvelles ne sont pas bonnes: quelque 400 Casques bleus ont été pris en otage par les Serbes en représailles à des frappes aériennes menées par l’OTAN. Le compte rendu de cette discussion au sommet n’est pas disponible. Mais le lendemain, selon des documents rendus publics, Washington prend la décision de «suspendre» jusqu’à nouvel avis toute frappe de l’OTAN. C’est ici que se joue le sort de Srebrenica.
Le terrain avait été préparé. Robert Frasure, le responsable américain pour la région, avait déjà prévenu: le président yougoslave Slobodan Milosevic n’accepterait jamais un partage de la Bosnie tel qu’envisagé par les Occidentaux (soit 49% du territoire pour les Serbes), à moins que les enclaves musulmanes – c’est-à-dire Srebrenica, ainsi que Gorazde et Zepa – ne reviennent aux Serbes. Anthony Lake, son supérieur, avait déjà défendu un abandon de ces mêmes enclaves devant le Principals Committe, le Comité des grands décideurs, qui était la plus haute instance du système décisionnel sous l’administration Clinton.
Dans une note secrète adressée à Bill Clinton, fin mai, le même Anthony Lake assure: «En privé, nous allons accepter de faire une pause sur de nouvelles frappes aériennes, mais nous ne ferons aucune déclaration publique à ce sujet.» Une note suffisamment compromettante, note l’auteure, pour qu’elle ne soit même pas distribuée au sein de l’administration américaine, contrairement à l’usage en cours.
«L’équation qu’avaient à résoudre les dirigeants occidentaux était particulièrement complexe», souligne Florence Hartmann, qui ne veut pas «donner une version caricaturale des faits».
Quelques-uns des éléments de cette équation sont les suivants. Les «zones protégées», qui mêlent mission humanitaire et situation de guerre, sont devenues «indéfendables», de l’avis des décideurs. Evacuer la population de ces zones? Cela aurait signifié, de la part des Occidentaux, accepter la logique de «l’épuration ethnique», prônée par le pouvoir serbe et par les escadrons de la mort serbes en Bosnie. Enfin, retirer les Casques bleus présents, comme le souhaitaient désormais ouvertement les Britanniques, équivalait, au sein d’une région hostile, à lancer une opération militaire extrêmement risquée, qui aurait immanquablement conduit à l’envoi en appui sur le terrain de dizaines de milliers de soldats américains, aussitôt guettés par le syndrome du bourbier.
L’avenir de l’OTAN était en jeu. Il fallait trancher. Et le sacrifice de Srebrenica était le prix à payer pour que la guerre puisse enfin s’arrêter, tout en permettant aux trois grandes puissances, toutes proportions gardées, de «sauver la face» et surtout de minimiser les pertes occidentales.
Qui était au courant de ce calcul cynique? Certainement pas les Casques bleus néerlandais, en bout de mission, épuisés, et livrés à eux-mêmes. Face à l’avancée des tueurs, le responsable de l’ONU, Yasushi Akashi, n’est pas joignable dans son bureau; le formulaire soumis par le commandant des Casques bleus pour réclamer une intervention de l’OTAN n’est pas le bon; le fax tombe en panne… «Tous ces cafouillages sont peut-être bel et bien arrivés tels qu’ils ont été abondamment décrits, mais ce ne peut pas être l’explication ultime», affirme Florence Hartmann.
En prenant leur décision, les responsables occidentaux avaient-ils conscience de la «directive 7» adoptée en mars 1995 par Radovan Karadzic, le dirigeant des Serbes de Bosnie, qui stipulait noir sur blanc qu’il n’y aurait «pas d’espoir de survie pour les habitants de Srebrenica»? Savaient-ils (et comment auraient-ils pu l’ignorer?) que, même avant la guerre, le «nettoyage» d’un vaste corridor autour de la rivière Drina faisait partie des objectifs stratégiques proclamés par les Serbes? Etaient-ils conscients que l’enclave de Srebrenica était incluse dans ce couloir?
A l’approche des commémorations qui marqueront, ce samedi, le vingtième anniversaire du massacre, la Grande-Bretagne a promis de débloquer un fonds de 1,2 million de livres sterling en faveur de Srebrenica. Afin, disait le premier ministre David Cameron, «que les événements de cette journée ne soient pas oubliés».
* «Le sang de la realpolitik. L’Affaire Srebrenica»,
Ed. Don Quichotte,
disponible en version numérique.
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