‘Showgirls’: A Las Vegas Parable

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«SHOWGIRLS», LAS VEGAS PARABOLE

Rejeté à sa sortie en 1995 pour son mauvais goût, le film de Paul Verhoeven revient auréolé d’une légende vivace.

«C’est probablement le film le plus élégant que j’aie jamais tourné», affirme Paul Verhoeven dans un article de Rolling Stone en 2015 où il évoque, vingt ans après, la période calamiteuse de son Showgirls aux Etats-Unis, film qui succédait à l’énorme succès de Basic Instinct en 1992. Une provocation, si l’on veut bien considérer que ce récit de l’éducation sociale hardcore d’une jeune danseuse, Nomi Malone (la révélation Elizabeth Berkley qui eut le plus grand mal à retrouver un rôle), à Vegas, avait horrifié jusqu’au fan du cinéaste d’origine hollandaise, passé à Hollywood à la fin des années 80. La violence du rejet public et critique du film à sa sortie – une première pour Verhoeven, champion du box-office depuis Turkish Delight en 1973 – semblait alors une réaction prophylactique pour se débarrasser des saletés ou impuretés que le film se serait ingénié pendant plus de deux heures à déverser sur ses spectateurs innocents, ulcérés de tant de mauvais goût. Pourtant, la même année, sortaient en salles des films aussi violents et outranciers que Seven de David Fincher ou Kids de Larry Clark, et l’académie des oscars avait couronné «meilleur film et meilleur réalisateur» le Braveheart de Mel Gibson. Ce n’est donc pas comme si la salissure Showgirls contaminait à elle seule un monde merveilleux, pur et moralement inflexible. C’est bien sans doute que le film touchait un nerf, une zone sensible ou une limite. Le film est pourtant rapidement réévalué, en particulier en 1998 aussi bien par Quentin Tarantino que par Jacques Rivette qui, dans une interview aux Inrocks,lâche à une population cinéphile sidérée : «Showgirls est l’un des plus grands films américains de ces dernières années. Comme tout Verhoeven, c’est très déplaisant : il s’agit de survivre dans un monde peuplé d’ordures, voilà sa philosophie.»

Simulacre.

Le critique canadien Adam Nayman, qui lui a consacré un panégyrique hilarant en 2014, a lui-même titré son livre It Doesn’t Suck, que l’on pourrait traduire par «Non, ce n’est pas une merde». Pour ce qui concerne Libé, on n’a pas retrouvé trace du moindre papier, sinon un article en 1996 par Philippe Garnier sur Las Vegas au cinéma, où il dit que le film est «celui qui ressemble le plus physiquement à l’endroit : imitatif, vénal et laid comme le péché».Le projet, qui avait failli ne pas se faire après la faillite de la société de production d’origine, Carolco Pictures, avait été repris et financé par le groupe industriel Chargeurs, ce dernier ayant par ailleurs successivement racheté Pathé et… Libération ! En dépit de toutes ces embûches, Showgirls a fini paradoxalement par devenir rentable sur le long terme, ses ventes vidéo ayant largement compensé la contre-performance en salle. Jusqu’à cette reprise de luxe aujourd’hui en version numérique simultanément en blu-ray et salles quelques mois après le retour en forme de Verhoeven avec son premier film en français, Elle.

Le Vegas des jeux de hasard et de la mafia qui fascine Scorsese (Casino sort la même année), Verhoeven s’en fout, de même qu’il ne fait à peu près rien de l’ample spectacle clignotant de la ville. Il veut saisir la fureur affirmative d’une quête de soi qui est aussi une fuite en avant au travers d’un monde sans reflets ni envers. Tout ici est un simulacre sans contour, une scène survoltée où défilent à vive allure et dans un barouf absurde de boîtes à rythme détraquées des corps bondissants et disloqués. La synthèse du triomphe et de la chute libre est la (dé)mesure sur laquelle le cinéaste calcule sa mise en scène, et le viol est probablement ce vers quoi converge inexorablement le désordre des désirs et pulsions des uns et des autres négociés et bradés à longueurs de coïts et orgasmes hyperboliques.

Sadien.

Si le casino repose sur l’extase de la dépossession (seule la dette compte), l’univers du show avec ses danseuses quasi nues – que les hommes considèrent de facto non comme des artistes mais comme des putes (ce qui met Nomi Malone hors d’elle) – s’appuie sur une économie symétrique de l’abus (par tricherie, chantage ou par force). Verhoeven, dont le matérialisme sadien est le plus inflexible qu’on puisse observer sur le long cours, ne juge pas, il regarde comment ce monde fonctionne et déraille en une épuisante frénésie qui esthétiquement ressemble à un rêve de partouze berlusconienne, il l’écoute sonner creux et s’égarer dans un désert saumâtre de rêves perdus.

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