Comment avoir confiance dans son pays ? Les Noirs américains ont hélas bien des raisons de se poser la question. Keith Scott à Charlotte le 20 septembre, Terence Crutcher à Tulsa quatre jours plus tôt, Sylville Smith à Milwaukee en août, Philando Castile à Falcon Heights et Alton Sterling à Baton Rouge en juillet… Tous ces Afro-Américains ont été tués par la police, allongeant encore une terrible litanie. La confiance dans les institutions est ici menacée. Or cette confiance a déjà été minée à bien des reprises dans le passé, et de bien des manières. Ce travail de sape a des effets redoutables, sur des idées abstraites comme la démocratie et sur des réalités bien concrètes comme la santé et la durée de la vie. Une étude récente montre ainsi l’ombre portée d’une effroyable histoire qui a commencé il y a près d’un siècle et dont on distingue encore les effets aujourd’hui : le scandale de Tuskegee.
Tuskegee est un gros bourg de l’Alabama, au sud des Etats-Unis. C’est là qu’est née Rosa Park, une Noire qui osa refuser son siège à un Blanc dans un autobus en 1955, devenant ainsi un symbole de la lutte contre la ségrégation raciale. C’est là aussi que fut menée à partir de 1932 une fameuse étude sur la syphilis. Cette maladie vénérienne fit de nombreuses victimes dont l’écrivain Guy de Maupassant, qui se réjouit de l’avoir contractée (« J’ai la vérole, par conséquent je n’ai plus peur de l’attraper ») avant d’en mourir quinze ans plus tard. En 1932, une équipe médicale décida de mener une étude épidémiologique de six mois dans le comté de Macon, dont Tuskegee est le chef-lieu. Elle enrôla 399 Noirs atteints de la maladie, pour la plupart des ouvriers agricoles illettrés. En échange de repas et d’une assurance-obsèques (moyennant l’autorisation d’autopsier leur corps avant les funérailles), les syphilitiques acceptaient de passer régulièrement des tests médicaux et de subir de douloureuses ponctions lombaires. Cette étude fut ensuite… indéfiniment reconduite. Quand de nombreux malades furent appelés pour la conscription pendant la Seconde Guerre mondiale, l’équipe médicale leur ordonna de ne pas suivre les traitements prescrits par les centres de recrutement. Quand la pénicilline fut systématiquement employée à partir de 1947 pour soigner la maladie avec succès, ladite équipe décida de ne pas en donner à ses cobayes afin de pouvoir observer à loisir l’évolution de la maladie. En 1966, Peter Buxtun, un travailleur social qui avait entendu parler de cette étrange enquête, saisit les autorités médicales. On lui répondit qu’elle serait menée jusqu’à son terme – à savoir le décès du dernier malade. En 1972, Buxtun finit par transmettre le dossier à Jean Heller, une journaliste de l’agence AP. Le « New York Times » en fit sa une. L’expérience fut enfin arrêtée. Il ne restait alors que 74 survivants ; 28 malades étaient morts directement de la syphilis et 100 autres de complications qui lui étaient liées ; 40 épouses avaient été contaminées et 19 enfants naquirent avec la maladie. Le scandale fut énorme. Le sénateur Ted Kennedy mena une commission d’enquête parlementaire. Les procédures d’enquête médicale furent complètement remaniées, avec la création de l’obligation d’obtenir le consentement éclairé du patient pour toute expérimentation. Bill Clinton reçut les derniers survivants à la Maison-Blanche en 1997 pour leur présenter les excuses du pays.
Mais, au moment où le drame de Tuskegee semblait s’achever, il ne faisait en réalité que commencer. C’est ce que montre un passionnant article académique (1) publié cet été par Marcella Alsan, de l’école de médecine de l’université Stanford, et Marianne Wanamaker, économiste de l’université du Tennessee. Les deux chercheuses montrent que le scandale a eu un effet immédiat : les hommes noirs ont brutalement cessé de faire confiance aux médecins. Ils l’ont dit dans une enquête que fait régulièrement le ministère américain de la Santé (au passage, on ne l’aurait pas su si la couleur de leur peau ne figurait pas dans le questionnaire). Ils l’ont montré en allant moins souvent consulter.
La défiance légitime à l’égard du personnel médical a entraîné une catastrophe sanitaire. Chez les hommes noirs de plus de 45 ans, ceux qui se sont le plus facilement identifiés aux victimes de Tuskegee, l’espérance de vie cesse brutalement de converger vers celle des Blancs à partir de 1972. Aux Etats-Unis, « Tuskegee et sa révélation ont réduit l’espérance de vie à l’âge de 45 ans de 1,4 an, représentant 35 % de l’écart d’espérance de vie entre Noirs et Blancs en 1980 », estiment les deux chercheuses, qui montrent que l’impact est d’autant plus fort que les Noirs vivent près de Tuskegee – ou que la proportion de la population venant d’Alabama est élevée. Un événement qui a touché quelques centaines de personnes aboutit à une facture finale qui se compte en millions d’années de vie perdues. L’effet multiplicateur de la perte de confiance peut être terrible.
Cette leçon ne vaut pas seulement pour les Noirs américains. Elle est bien connue des entreprises. La source Perrier a failli disparaître après la découverte de traces de benzène dans quelques bouteilles. Les éleveurs bovins et l’industrie ont eu beaucoup de mal à se remettre de la crise de la vache folle. Et personne ne peut dire aujourd’hui combien de dizaines de milliards d’euros coûtera à Volkswagen l’histoire de ses moteurs truqués. Les politiques, eux, semblent trop souvent l’ignorer. L’actuel président français a été élu sur la promesse du « changement maintenant ». Son prédécesseur l’avait emporté en annonçant la « rupture ». Ni l’un ni l’autre n’ont tenu leurs engagements. La défiance à l’égard du politique semble monter inexorablement. C’est la démocratie qui en paiera la facture, une facture infiniment plus élevée que le prix de quelques mensonges électoraux.
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