Reversal of a World Order

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Médusé par l’accélération de l’histoire, Dominique Moïsi analyse ici avec brio ce monde « méconnaissable » dont le passage d’Obama à Trump est le symptôme.

Un chroniqueur fait aussi l’âme d’un journal. Surtout lorsque, comme Dominique Moïsi, il s’y implique avec une telle foi, une telle application et avec cette modestie singulière qui est souvent la marque des grandes plumes, jamais assurées d’avoir satisfait les attentes de leurs premiers lecteurs que sont les journalistes. Chaque semaine depuis plusieurs années, Dominique Moïsi nous livre son « Regard sur le monde ». Une fois n’est pas coutume, le titre de la rubrique n’est pas usurpé tant il s’agit en effet du « regard » subjectif d’un homme à l’immense culture géopolitique, arpentant la planète avec une gourmandise intacte, écouté pour cela des puissants, et jamais rassasié d’analyser avec profondeur les soubresauts du monde.

Ce sont ces chroniques, publiées chaque lundi dans notre journal, que vous retrouverez dans ce livre, admirablement rangées par thèmes par Muriel Beyer et ses équipes des Editions de l’Observatoire, coéditeurs avec « Les Echos », de l’ouvrage. Ces chroniques dessinent un paysage que l’auteur définit en quelques mots très simples. « Moins d’Amérique, plus de Russie, toujours moins d’Europe, un Moyen-Orient en pleine implosion, une Chine plus autoritaire et nationale, un axe Moscou-Ankara-Téhéran et une menace terroriste qui s’étend et se diversifie. » Dans une longue préface à ce livre, Dominique Moïsi avoue avec humilité et effarement sa stupeur devant un monde devenu, à ses yeux, « méconnaissable ». En voici quelques extraits.

L’heure des démagogues

« Donald Trump sera le quarante-cinquième président des Etats-Unis… L’horloge à côté de la télévision n’indique pas seulement les heures : elle affiche aussi les jours. La coïncidence des dates me frappe brutalement. Nous sommes le 9 novembre. Il y a vingt-sept ans, jour pour jour, le mur de Berlin s’effondrait. Le plus beau jour politique de ma génération, au moins pour ceux qui, comme moi, sont des “amoureux de la démocratie” et qui ne pensaient pas que leur “rêve” se réaliserait si vite. Les 9 novembre se suivent et ne se ressemblent pas. Ce que je vis en 2016 n’est-il pas l’absolu inverse de ce que j’ai vécu en 1989, la plus grave défaite politique de ma génération ? »

La fin d’une période de paix

« Les décennies que nous venons de vivre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à l’ombre de la protection américaine, ont été globalement des années de paix, de prospérité et, n’hésitons pas à le dire, de progrès. Elles sont marquées par des succès incontestables. Comme nous le rappelait le 6 janvier 2017, dans le “Financial Times”, Martin Wolf. Au niveau de la planète, le revenu par habitant a augmenté de 460 % entre 1950 et 2015. La proportion de la population en état d’extrême pauvreté a chuté de 72 à 10 % entre les années 1950 et 2015. De manière globale, l’espérance de vie est passée de 48 ans à 71 ans entre 1950 et 2015. Mais les chiffres sont une chose, la perception de la réalité en est une autre. Le sentiment qui domine en 2017 est très globalement négatif. Montée des inégalités à, l’intérieur des économies développées, accroissement des mouvements migratoires, sentiment généralisé de perte de contrôle sur son avenir et de manière plus déstabilisante encore sur son identité… L’hiver approche ou plutôt il s’est installé de manière irrésistible sinon logique. »

De l’espoir à la peur

« La chronologie s’est inversée. Le monde est brutalement passé de l’espoir à la peur, l’Amérique du statut de modèle à celui d’antimodèle. Elle était hier encore le bouclier des valeurs démocratiques, l’assurance-vie ultime contre les risques de dérapage du monde, en dépit de ses propres dérives du Vietnam à l’Irak. Elle est passée brutalement à l’avant-garde du populisme… »

La déception Obama

« Huit ans en arrière, Obama venait d’être élu président des Etats-Unis. J’avais alors anticipé et souhaité sa victoire. J’exultais, ou plutôt je rêvais. Je voyais dans le triomphe incontesté du candidat démocrate la chute définitive du “mur de la couleur de peau”, après celle du “mur de la répression” à Berlin. De manière un peu chaotique il est vrai, parfois tragique même, comme le 11 septembre 2001, l’Histoire avait du sens et continuait de progresser dans la “bonne direction”. Un cycle vertueux venait de se rouvrir avec l’élection d’Obama… Dès le début de l’expérience Obama, le doute se mêle progressivement à la joie. Je me souviens de cette époque. J’enseignais alors à l’Université Harvard, je ressentais le décalage qui pouvait exister entre la brutalité de la crise et la beauté des discours présidentiels. »

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