‘I Can’t Breathe’

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«Je ne peux plus respirer»

Au moment de partir, ce matin tôt, je lui laisse une note devant sa porte : « Quand tu sors, prends tes clés, je ne serai pas à la maison quand tu vas rentrer. » C’est sur ces mots que je referme la porte derrière moi. Malgré ses douze ans et son entrée parfois fracassante dans l’adolescence, je n’ai pas à m’inquiéter. Je n’ai pas eu à enseigner à mon fils que courir en sortant d’un magasin peut comporter des risques, que jogger dans un quartier qui n’est pas le sien peut être dangereux, que rencontrer la police doit lui imposer un ensemble de gestes prudents, pondérés, « non menaçants ». Je suis la mère blanche d’un garçon blanc.

Ce privilège, toutes les mères ne l’ont pas. Comme celles, aux États-Unis, de Tamir Rice, Michael Brown, Eric Garner, Freddie Gray, Atatiana Jefferson, Muhiyidin Moye, Walter Scott, Sam Dubose, Philando Castile, Terence Crutcher, Alton Sterling, Jamar Clark, Jeremy McDole, William Chapman, Walter Scott, Eric Harris, Akai Gurley, Ahmaud Arbery, George Floyd… Ou ici, celles de Pierre Coriolan, de Bony Jean-Pierre ou Nicholas Gibbs.

Leurs mères. Et celles de tant d’autres pour lesquels il n’y a eu ni vidéo ni procès.

Pourtant, le racisme est là. Individuel. Institutionnel. Systémique. C’est le racisme qui mène deux hommes à abattre Ahmaud Arbery, alors qu’il joggait… ce même racisme qui conduit à l’absence d’inculpation des deux hommes jusqu’à ce qu’une vidéo ne fasse surface, ce racisme systémique qui nie toute imputabilité du service de police qui omet d’agir pendant plusieurs semaines.

Aux États-Unis, les jeunes hommes noirs sont au cœur de la tempête. Depuis leur enfance. Un rapport du Government Accountability Office de 2018 montre que dès la maternelle, les Afro-Américains sont plus fréquemment punis que les autres : les garçons noirs représentent 19 % des étudiants, mais écopent de 47 % des suspensions. Selon le Southern Poverty Law Center, dans les 19 États où les châtiments corporels sont autorisés, les jeunes Afro-Américains sont battus deux fois plus fréquemment que leurs alter ego blancs. Plus tard dans sa vie, un homme/garçon noir a 2,5 fois plus de risques qu’un blanc de mourir dans le cadre d’un échange avec la police. En 2015, le New York Times évoque les « missing black men », 17 % d’hommes noirs qui sont retranchés de la société — parce qu’ils sont incarcérés ou morts. Et si cela était nécessaire, Cody Ross de l’Université de Californie à Davis établit dans une publication de PLOS One qu’il n’y a pas de lien entre le taux de criminalité par « race » et le biais racial policier. Être (simplement) un jeune homme noir aux États-Unis réduit substantiellement l’espérance de vie.

Les femmes sont différemment touchées. Dans le système de santé, une étude de la professeure Nancy Krieger établit un lien entre le fait de vivre dans des États de tradition discriminatoire et la prévalence d’un cancer du sein spécifique, agressif et résistant aux traitements usuels. De surcroît, l’École de santé publique de Harvard montre les liens entre inégalités raciales et sanitaires, devenus des failles béantes avec la pandémie. Or, dans des quartiers plus pauvres, aux taux de pollution importants, l’accès à l’eau potable (10 millions de personnes dont une majorité d’Afro-Américains boivent une eau contaminée) voire simplement à l’eau courante (2 millions en sont dépourvus) est un enjeu racial en temps normal — il suffit de rappeler le cas de Flint. Mais cet enjeu devient déterminant lorsque laver ses mains est la clé de la lutte contre une pandémie. Et le risque de complication de la COVID-19 est réel : les Afro-Américains ont 4 fois plus de risques d’en mourir. Il est d’ailleurs notable que la thèse de Nicholas Johnson (ce Montréalais qui brisera un plafond de verre le 31 mai en prononçant le discours de la remise des diplômes à Princeton), axée sur le développement d’algorithmes pour réduire le racisme inhérent au système de santé, trouve une application concrète dans le cadre de cette pandémie.

Dès lors, quels arguments reste-t-il lorsque l’on vit en marge des systèmes de santé, de justice, de représentation pour faire valoir ses droits ? Comment invoquer la présomption d’innocence si le fardeau de la preuve varie avec la couleur ? Comment affirmer, comme le président lors des « événements » de Charlottesville, qu’il y a « deux côtés à l’histoire » ? Comment réconcilier le paisible encadrement des milices blanches lourdement armées dans le Capitole du Michigan d’un côté et le déploiement de la police militarisée au Minnesota de l’autre ?

II faut nommer les choses comme elles sont. Que le président des États-Unis jette de l’huile sur le feu, qu’il évoque l’escalade délibérée de la violence, qu’il tweete la phrase « Quand le pillage démarre, la fusillade commence » utilisée par le champion de la ségrégation George Wallace aux élections présidentielles de 1968, au point d’inciter Twitter à cacher ce tweet au motif qu’il « glorifie la violence », tout cela doit être nommé pour ce que c’est. Le racisme présidentiel est accablant. Et lorsqu’un pan de la société ne peut plus respirer, c’est l’ensemble du pays qui étouffe.

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