Vaccins et brevets : Biden héros à peu de frais
ÉDITORIAL
Le Monde
En se déclarant favorable à la levée des brevets sur les vaccins, Washington a mis les Européens en porte-à-faux sur la question de la solidarité mondiale. Mais cette annonce aura peu d’effet pratique à court terme, alors que l’urgence est réelle.Publié le 07 mai 2021 à 11h55
Editorial du « Monde ».
Trop fort, Joe Biden ! En se déclarant en faveur, mercredi 5 mai, de la levée temporaire des brevets des vaccins anti-Covid-19 conçus par les laboratoires des pays riches afin d’améliorer l’accès des pays pauvres à la vaccination, le président américain a ravi aux Européens, à peu de frais, le totem de la solidarité mondiale.
« A circonstances exceptionnelles, décisions exceptionnelles », a expliqué la représentante américaine au commerce, Katherine Tai, en annonçant ce revirement. C’est en effet un virage à 180 degrés sur la position jusqu’ici défendue par Washington devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui traite des questions de propriété intellectuelle : lorsque, en octobre 2020, l’Inde et l’Afrique du Sud ont demandé une levée des brevets des vaccins ARN messager du type de ceux que fabriquent Pfizer et Moderna, les Etats-Unis, l’Union européenne (UE), le Royaume-Uni, la Suisse, le Japon s’y sont opposés au nom de la protection de l’innovation – au nom aussi, ont accusé les critiques, de la protection de Big Pharma.
Mais, depuis, des bilans cruels ont rendu cette position moralement difficile à défendre, sur fond de désastre absolu en Inde : sur 1,1 milliard de vaccins inoculés jusqu’ici dans le monde, seuls 18 millions l’ont été en Afrique. Parallèlement, la vente de ses vaccins anti-Covid a rapporté à la firme Pfizer 3,5 milliards de dollars (2,9 milliards d’euros) au premier trimestre.
Plus compliquée qu’il n’y paraît
Sans prévenir personne, et notamment ses partenaires européens, l’administration Biden a donc jugé que le moment était venu de changer de pied. Mise en porte-à-faux, l’UE, par la voix de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, s’est déclarée jeudi « prête à discuter » de cette proposition à l’OMC. Le président Macron, qui dès mai 2020 demandait que le vaccin, alors encore inexistant, devienne un « bien public mondial » n’a pu aussi que s’incliner.
L’affaire est pourtant plus compliquée qu’il n’y paraît. Si éthiquement la décision n’est pas discutable, elle n’aura pas d’effet pratique à court terme, alors que l’urgence est réelle. Selon le PDG de Moderna, Stéphane Bancel, qui a lui-même déjà ouvert son brevet, la levée des brevets « ne permettra pas d’améliorer la fourniture de vaccins ARN messager dans le monde ni en 2021 ni en 2022 ».
Le problème est en réalité celui des capacités de production dans les pays en développement, ainsi que les transferts de technologie et de savoir-faire nécessaires pour pouvoir fabriquer ces vaccins d’un modèle extrêmement innovant. L’Inde, par exemple, dispose d’une importante industrie pharmaceutique et fabrique, sous accord de licence, sa version du vaccin d’AstraZeneca, mais n’a pas la technologie pour produire les vaccins ARN messager.
Les Européens ont donc raison de souligner, comme ils l’ont fait jeudi, en particulier à Paris, que la vraie urgence se situe ailleurs que dans une annonce spectaculaire sur les brevets par un pays qui a attendu d’avoir vacciné la moitié de sa population pour le faire et, surtout, n’exporte pas ses vaccins. « Alors que d’autres gardent leur production pour eux-mêmes, l’Europe est la principale exportatrice de vaccins dans le monde », a rappelé Mme von der Leyen.
Cela s’appelle la diplomatie publique et Joe Biden y excelle : c’est, pour l’UE, une leçon de plus à retenir. En attendant, pendant que les discussions s’engagent à l’OMC, les Etats-Unis devraient accorder leurs actes à leurs bonnes intentions et mettre au service du mécanisme international Covax les centaines de millions de doses qu’ils ont stockées.
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