Rupture(s). Beaucoup de choses ont été dites sur la succession de Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, qui a passé il y a trois jours le relais de la direction exécutive d’Amazon à Andy Jessy. Presque autant de couverture média a été accordée à la virée en surf du fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, arborant le drapeau américain à l’occasion du 4 Juillet. Il y a quelques mois, un battage médiatique sans précédent entourait le divorce le plus cher de l’histoire entre Bill Gates, fondateur de Microsoft, et son épouse Melinda. Les yeux rivés sur la pandémie ou sur des informations qui relèveraient presque de l’anecdote, sommes-nous en train d’occulter un changement économique profond ?
Comment retrouver de la hauteur de vue et de la profondeur à une époque où les horizons de temps se sont raccourcis d’une manière inédite, réduisant nos perspectives au mieux à quelques semaines, voire quelques heures dès lors que la situation épidémique s’emballe ?
C’est probablement l’une des questions à laquelle tente de répondre l’économiste Jan Eeckhout, dans une analyse très remarquée et étayée publiée par Project Syndicate le 25 Juin 2021. Dans sa contribution, ce professeur à l’université de Barcelone, par ailleurs auteur du livre à succès « Le paradoxe du profit » , avance une thèse pour le moins contre-intuitive, qui a – outre le mérite de nous sortir des sempiternels débats sur les vaccins et les restrictions- l’immense avantage de poser un cadre concret sur la dynamique mortifère portée par les géants de la technologie.
« Le gagnant ramasse tout »
Un premier constat ne souffre aucune contradiction. Les nouvelles lois de marché de la société numérique ont favorisé un mouvement similaire à une partie de Poker, où le « gagnant ramasse tout ». Avant l’ère digitale, les entreprises se battaient pour une part de marché. Désormais, elles se battent pour en avoir l’ensemble. Toutes les tentatives pour tenter d’enrayer les abus de position dominante, qu’elles émanent de l’Union Européenne ou autre instance, se sont soldées soit par des échecs, soit par des accords amiables qui ont à peine émoussé la formidable trésorerie des géants du net. Ce phénomène est parfaitement compréhensible, selon Eeckhout, car il est consubstantiel du comportement du consommateur, qui préfère naturellement évoluer sur une plateforme qui lui offre le plus de choix possible. En clair, les GAFA tirent leur force de la confiance sans limite que leur accorde un consommateur pris au piège.
Un pouvoir du marché sans limites ?
Le deuxième élément d’appréciation de cette distorsion croissante de l’économie est le niveau de valorisation des entreprises par les places boursières. Depuis quarante ans, les bourses se sont envolées, augmentant d’autant la pression sur les très grandes entreprises pour fixer des prix de produits de plus en plus élevés afin de répondre à la nécessité de rentabilité dictée par le marché. Chemin faisant, une spirale infernale s’est mise en route, qui a produit un effet paradoxal. Certains produits, qui auraient du raisonnablement voir leurs prix baisser de manière drastique grâce à l’évolution technologique, ont au contraire augmenté. Il y a moins de quinze ans, les téléphones portables les plus évolués ne dépassaient pas les 500€. Aujourd’hui, il n’est pas rare que les appareils hauts de gammes franchissent la barre des 1000€, sans que la demande des consommateurs ne faiblisse. Résultat : le pouvoir du marché s’est accru et concentré au sein de quelques entreprises géantes, dont l’influence et la capacité à tout écraser sur leur passage est devenue sans aucune commune mesure avec ce que nous avons pu constater par le passé.
Le nouveau capital se désintéresse du travail
Le troisième constat est probablement le plus inquiétant. Malgré des taux de chômage qui ont explosé lors de la pandémie, accélérant de fait une dynamique plus ancienne issue de la quatrième révolution industrielle, les places de marché ont connu un rebond et se sont stabilisés à nouveau. La raison à cela est double. D’un côté, les grandes entreprises technologiques ont mis en place une stratégie de réduction des coûts qui leur a permis d’augmenter leurs marges. De l’autre, les consommateurs ont augmenté considérablement leurs temps d’écran durant les périodes de confinement, augmentant mécaniquement les revenus des GAFA. In fine, les nouvelles règles de marché sont en passe d’achever ce que la révolution technologique avait entamé : la rupture totale entre le « Nouveau Capital » et le travail.
La tentation technocrate ?
De manière transversale, une autre tendance inquiétante est également à surveiller, celle de la tentation de faire appel au « technocratisme » triomphant pour tenter de résoudre un problème qui est éminemment politique. Ici et là, pour contrer les vagues populistes, l’on voit émerger la tentation de faire appel aux « techniciens » de l’économie pour prendre les manettes des exécutifs. En Italie, cette stratégie est quasiment assumée depuis 2013 avec d’abord Mario Monti, puis Mario Draghi en Février 2021. Ailleurs, l’on voit émerger de plus en plus de profils émanant de la haute fonction publique, de la banque, ou de la finance, qui se disent prêts à « servir », pour peu qu’on les sollicite. Peut-être s’agirait-il alors d’une erreur encore plus grande que celle qui a consisté à laisser le marché « dévorer » l’économie…
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