Being edited by Sarah Green
Mark Twain tel qu’on ne l’avait jamais lu
Un voyage à travers une littérature riche d’une langue moteur et d’un personnage, Huck, illustrant la société sudiste du XIXe siècle
Les deux livres les plus connus de luvre de Mark Twain les aventures de Tom Sawyer, publiées en 1876, et celles de son camarade Huckleberry Finn, parues en 1884 font partie de ces textes que tout le monde a un jour lus, ou bien croit avoir lus, tant leurs histoires ont bercé limaginaire de générations successives. Ceux qui tournèrent fébrilement les pages des petits livres cartonnés de la «Bibliothèque verte», ou «rouge et or», ne savaient pourtant pas que leur bonheur aurait pu être plus grand encore.
Le texte porté à la connaissance du public français grâce à la nouvelle traduction de Bernard Hoepffner (dans sa version intégrale puisque certains passages avaient été jusque-là retirés) donne un éclairage étonnant à la démarche de Twain.
Quand les traductions publiées précédemment abusaient des imparfaits du subjonctif et du voussoiement, cette nouvelle version réhabilite en quelque sorte le texte d’origine en laissant éclore toute sa fraîcheur et un aspect révolutionnaire que seuls les anglophones avaient pu percevoir : Hemingway s’en était fait le porte-parole sans que l’on ait pu le comprendre, disant : «Avant, il ny avait rien. Depuis, on n’a rien fait d’aussi bien.»
Classées à tort dans les rayons jeunesse, les pérégrinations de Huck sur le Mississippi apportèrent un sang neuf et mille possibilités à la littérature américaine, l’écrivain du Sud né en 1835 ayant osé porter l’oral et l’argot dans l’écrit à travers le récit à la première personne de son jeune vagabond illettré.
On savait que Twain, ancien conducteur de vapeur et fin connaisseur de la région, s’était inspiré de son enfance, on savait moins que son uvre s’était nourrie d’une fine étude des dialectes de la région (ceux des Noirs du Missouri, du «Comté de Pike» et de leurs variantes), ni qu’il s’en expliquait : «Les nuances n’ont été introduites ni au hasard ni au jugé mais méticuleusement grâce à la familiarité que j’entretiens avec ces diverses façons de parler, laquelle m’a guidé et aidé.» Cette langue fut donc bien plus qu’un cadre : un moteur.
Plus qu’auparavant, on vit les rebondissements de ce voyage au fil de l’eau, au cur des pensées de Huck, faussement naïves, et son tiraillement entre sa conscience et la loi des hommes. Son amitié avec Jim aussi, cet esclave enfui qu’il se surprend à aimer et à aider alors que sa culture de Blanc le lui interdit. Son récit, palpitant, émouvant et foisonnant, dans le fond comme dans sa forme, en dit plus sur la société sudiste du milieu du XIXe siècle que bien des livres d’histoire.
SABINE AUDRERIE
Lire aussi du même auteur : AVENTURES DE HUCKLEBERRY FINN, 438 p., 24 . Editions Tristram.
Traduits de langlais (États-Unis) par Bernard Hoepffner
ENTRETIEN avec le traducteur Bernard Hoepffner :
“UNE LANGUE QUI SE DEFEND EST UNE LANGUE QUI MEURT”
Le nouveau traducteur de «Tom Sawyer» et «Huck Finn» explique son approche des textes de Twain, et le sens quil donne à son métier, artisanal plutôt qu’intellectuel.
Comment est né le projet de retraduire ces deux livres ?
Bernard Hoepffner : Je les lis et relis depuis de nombreuses années, particulièrement Huck Finn. Ce n’est quil y a dix ans quand, traduisant l’autobiographie de Mark Twain, j’ai été amené à comparer les deux textes pour insérer des citations, que je me suis rendu compte à quel point la traduction française non seulement trahissait la langue de Twain, mais dénaturait totalement le livre. Alors que Huck, qui écrit le livre à la première personne, est un garçon illettré, gouailleur et s’exprime dans un langage foisonnant, on lui faisait employer un français châtié, avec imparfaits du subjonctif et passés simples L’envie de retraduire les deux livres sest concrétisée grâce aux Éditions Tristram, qui nourrissaient le même projet. Ils m’ont donné une totale liberté, celle décrire «mal bien».
Comment avez-vous procédé ?
Je connaissais bien le texte, mais il me fallait trouver une technique pour rendre ce langage unique. J’ai d’abord énormément relu Queneau, et Céline dans une moindre mesure, deux écrivains qui ont réussi à introduire le parler commun dans l’uvre littéraire, et ont opéré dans la littérature française l’équivalent de la transformation du langage lancée par Twain pour la littérature américaine lui cinquante ans auparavant. Ensuite j’ai énormément écouté le parler d’aujourd’hui, dans la rue, dans le métro, ou même les adolescents autour de moi, leurs néologismes, dont certains figurent dans la bouche de Huck.
Pourquoi intégrer des mots du XXIe siècle dans ce texte de 1884 ?
Une traduction ne doit pas laisser penser que le texte a été écrit en français : Huck ne se balade pas sur la Loire ! Et le français de 1884 aurait eu un cachet trop daté. Mais on doit rendre compte du fait que le texte a été écrit il y a un siècle. J’écris donc dans un français sans âge, qui puise dans le registre d’hier et d’aujourdhui. Une traduction est forcément en deçà de l’uvre d’origine, l’époque, le lieu et la culture qui l’ont créée n’existent plus. Il fallait garder les fautes volontaires de Twain, et donner une identité à tous les personnages à travers la langue .
Twain lui-même a procédé ainsi, intégrant différents parlers régionaux afin de caractériser ses personnages. Pour cela il a fallu créer des néologismes, puisque les mots inventés par Twain sont intraduisibles, utiliser des combinaisons de lettres par exemple : il y a des fautes de frappe qui ont pu donner des termes équivalents aux siens. J’ai aussi beaucoup utilisé le dictionnaire du parler commun de Duneton, qui recense de manière thématique toutes les expressions idiomatiques depuis le Moyen Âge, pour traduire des expressions typiques de la rive gauche du Mississippi au milieu du XIXe, en les transportant en France à la même époque, même si plus personne ne les utilise ici, en les transformant et en vérifiant bien que le contexte les explique. Je me suis par contre gardé d’un certain argot contemporain, trop vite daté le verlan par exemple n’aurait eu aucun sens.
Comment trouver le bon ton ?
Jusqu’à présent je n’avais jamais voulu traduire la littérature du sud des États-Unis, Faulkner ou Welty par exemple, parce que je ne savais pas quoi faire avec le parler noir. C’est un ami caribéen qui m’a donné la solution : il m’a dit de l’inventer ! Le parler de Jim n’est donc pas celui des Noirs français ni celui des Américains d’aujourdhui, ni celui des Noirs du XIXe siècle, mais une langue dont j’espère qu’elle caractérise le personnage sans faire «petit nègre». Mark Twain utilisait les mêmes astuces, en enlevant des «r» à la fin des mots par exemple.
Que représente Huck Finn pour vous ?
Il porte le rêve de chacun : il vit comme il lui plaît, avec un pantalon déchiré et là où le vent le pousse. Mais il est surtout malin, il réfléchit beaucoup, sur la religion, sur la morale, et sur son amitié avec Jim, l’esclave évadé. Il est au début du livre comme tous les Américains de l’époque, très raciste et plein de préjugés sur les Noirs, et même si à la fin il dit que cest «un nègre avec un cur blanc», il reste un peu raciste, mais son récit montre un mouvement, le cheminement quil a opéré. C’était très novateur pour l’époque.
Vous défendez la liberté du traducteur face au texte dorigine, la possibilité de réinventer le texte
Je ne crois pas à l’idée selon laquelle le traducteur devrait être transparent. J’ai été artisan pendant longtemps, je restaurais des objets d’Extrême-Orient, et il m’arrive de dire que je suis un «manuel de la traduction». Je pense que la traduction nest pas un travail intellectuel, mais artisanal. Tout est important, la manière dont on est installé, où l’on place le livre, etc. Pour Huck Finn je n’ai pas étudié le livre, je suis allé vite. Je suis beaucoup moins sourcilleux qu’à mes débuts.
Ce qui m’intéresse pour le premier jet, c’est la dynamique. Mark Twain a écrit le livre au fil de la plume, c’est le langage qui invente les choses, un mot qui appelle l’autre. Ce premier jet fait éclore de jolies choses, après on peut revenir en détail sur le texte et l’affiner. Ainsi on touche un peu, en effet, à la création. On peut rester sur cette limite entre traduction et écriture tant qu’on se tient à l’intérieur d’un cadre éthique qui est la fidélité absolue au style et à la langue de départ. Cela pour faire passer un univers et une culture. Lire Huck Finn, c’est peut-être comprendre pourquoi les Américains ont voté Bush, c’est comprendre une culture et son histoire.
Vous avez traduit Ulysse de Joyce, La Boîte Blonde de Toby Olson, William T. Vollmann, Martin Amis ou Sorrentino, autant d’écrivains qui travaillent sur la langue
Quand par inadvertance j’écris «gripper» au lieu de «grimper» et que je le conserve, je le défends car Twain, à un autre endroit, va inventer des verbes que je ne peux pas traduire. Il attaque la grammaire américaine : j’attaque la grammaire française. Voltaire disait : «Traduire c’est faire violence à la langue d’arrivée.» Mais on doit rester en deçà : en anglais on dit d’une faute : «It’s incorrect»; en français on dit : «Ce n’est pas français». Le rapport à la correction syntaxique est plus étroit, on est donc obligé de frapper moins fort.
Trop de traducteurs pensent : voilà l’état du français, c’est dans ce cadre que je dois travailler.
Tout ce qui est écrit en français est bon ! J’entends parfois dire : «Ce n’est pas beau». Mais qu’est-ce que c’est que cette esthétique ? Quand j’entends un enfant dire «Je suis arrivé en retôt», s’inspirant de «retard», je trouve cela magnifique ! Et d’ailleurs je suis heureux de placer ce mot dans toutes mes traductions.
Cette question de l’inventivité du langage n’est-elle pas proche de nombreux débats idéologiques actuels sur le nivellement du français ?
C’est la paresse qui nourrit une langue , elle s’enrichit toujours par le bas. Le latin a donné l’italien, le français et le roumain parce que chaque culture a eu une paresse différente de la langue . Une langue qui se défend est une langue qui meurt. Si un langage est pauvre c’est parce que la culture qui le sous-tend est pauvre, cest l’univers qui crée la langue. Le parler des banlieues est formidable, ce n’est pas lui qui est problématique mais la violence qu’il peut parfois véhiculer. On a malheureusement tendance à confondre les deux. Le traducteur doit faire feu de tout ce bois, il est partie prenante.
SABINE AUDRERIE
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