I Won’t Be Going to Yellowstone

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Je n’irai pas à Yellowstone

L’inertie américaine (2/3) : la société.

[ Obama lâché par le parti démocrate dans la lutte contre l’effet de serre / L’inertie américaine (1/3) : la politique. ]

Il y a quelques semaines, j’ai traversé en voiture les montagnes Rocheuses. J’étais aux Etats-Unis pour une série de reportages qui doivent nourrir un bouquin sur lequel je planche. J’ai toujours voulu aller à Yellowstone, l’un des plus célèbres parcs naturels d’Amérique du Nord, à la frontière du Montana, du Wyoming et de l’Idaho, un coin perdu de hauts volcans, de geysers et de larges vallées recouvertes de pins, de sapins et d’épicéas où les bêtes sauvages abondaient, libres, loin des villes et des highways.

J’ai beaucoup rêvé de l’Amérique, ça oui ! Mon esprit a souvent voyagé là-haut, dans les Rocheuses, et partagé le bivouac des Indiens sous les branches, affronté les rapides sur les traces de Lewis et Clark, ou chasser le grizzly avec Teddy Roosevelt. Et j’étais sûr que j’irai un jour voir à quoi ressemble Yellowstone, dont le nom évoquait si fort en moi la vigueur du monde ancien, sa beauté incoercible.

Je crois que tout est mort à Yellowstone, ou presque, et je n’irai pas là-bas.

A quelques miles de la source du Colorado, juillet 2010 [M.A]

Au cours des quinze dernières années, tout au long de la chaîne des montagnes Rocheuses, un petit coléoptère qui se nourrit d’écorce a ravagé les forêts froides de haute altitude sur des millions et des millions d’hectares. La hausse des températures constatée été comme hiver en Amérique du Nord permet à cet insecte de se reproduire environ deux fois plus vite qu’avant. Sa population ne cesse de s’accroître. Du cercle polaire au Mexique, les conséquences ont pris ces dernières années des dimensions affreuses.

Il y a huit ans en Alaska, j’avais déjà eu le coeur serré par ce spectacle de forêts pétrifiées, vides, silencieuses ! A leurs lisières, nous avions filmé des hommes tentant de raser au plus vite les arbres morts, avant que la sécheresse ne déclenche les incendies de cataclysme que l’Amérique du Nord affronte désormais chaque été. Je tournais alors le 1er documentaire français montrant des conséquences humaines du réchauffement climatique. Ces images morbides m’ont beaucoup hanté, et inspiré aussi.

Et cette année, sans l’avoir cherché vraiment, je me suis retrouvé à nouveau au milieu des arbres morts. Alors j’ai bifurqué, j’ai traversé les Rocheuses au plus court, je me suis enfui vers le désert du Nevada ; j’ai renoncé à Yellowstone, incapable d’encaisser, même pour un reportage, la projection concrète de notre impuissance pendant des jours entiers de route.

Carl Jung, l’un des pères de la psychologie, a remarqué il y a longtemps que « les gens ne peuvent faire face à trop de réalité ». L’ironie de cette phrase m’a exaspéré pendant de longues heures, alors que je cherchais une sortie à la forêt morte. Seul au volant, j’avais la sensation mégalo et tragique de me prendre dans la poire le diagnostic du bon vieux Carl au nom de toute l’humanité.

Me trouver presque par hasard au milieu de millions de pins morts six mois après la pantalonnade du sommet de Copenhague sur le climat…

Pourquoi cet aveuglement ? Comment se peut-il que l’état d’urgence climatique n’ait pas été déclaré par Washington, alors que la forêt enracinée sur l’épine dorsale des Etats-Unis est en train de crever ? Invraisemblable.

[Un rapport publié en juillet par le United States Forest Service et le Natural ressources Defense Council montre que plus de la moitié des pins à écorce blanche des Rocheuses sont morts, et qu’un quart vont mourir bientôt. C’est ce que rapportait fin juillet un tout petit éditorial en bas de page du New York Times, liant l’épidémie au réchauffement du climat. 80 % des forêts de Colombie Britannique pourraient être détruites d’ici à 2013, prévoit Natural Ressources Canada.]

Tout près des sources du Colorado, j’ai posé la question ci-dessus à un vieux bonhomme barbu assis dans son pick-up. Il était là, arrêté le long d’une route déserte, le regard perdu face à la montagne décharnée, une casquette Stars & Stripes délavée vissée sur le crâne. Avec l’accent épais des gens du grand West, il a répondu mollement : « Ils font des voitures qui avalent (sic) moins d’essence maintenant, et puis ils font un peu de solaire ici et là. » Il n’avait pas l’air trop convaincu. Nous avons regardé la forêt en silence. Et puis il a ajouté, presque pour lui-même : « C’est devenu vraiment très mauvais ces dernières années. Y’a plus qu’à prier pour que tout brûle et que quelque chose repousse. »

Sur la route, j’ai fini par apercevoir de petites grappes de jeunes épicéas au vert bienveillant en train de grandir blottis aux pieds de leurs parents. C’est idiot, mais j’ai pensé au destin des bisons et des Indiens.

Plus tard, j’ai lu la phrase suivante dans le journal du parc naturel des Rocheuses : « Le problème des insectes mangeurs d’écorce (est) là pour nous rappeler la capacité de la nature à changer au-delà du contrôle des hommes »… Le contrôle des hommes… Le sophisme puait le marketing touristique, et je l’ai fait remarqué à un ranger, un officier chargé de la protection de la nature. L’homme m’a expliqué qu’au milieu des années 2000, il avait bien existé un programme d’information et des randonnées pédagogiques sur le réchauffement climatique. « Mais y’avait pas grand monde qui voulait y participer, à cause des implications. Y’a beaucoup de controverses là-dessus, vous comprenez, alors ils ont arrêté. »

Ce qu’« ils » n’arrêteront pas, dirait-on, c’est de forer à la recherche de nouvelles sources d’hydrocarbure, ce sang de l’American Way of Life dont la société technique semble devoir d’ici peu manquer (dirait-on). Partout dans les Rocheuses, depuis deux ou trois ans, des systèmes d’extraction d’un nouveau type poussent comme des champignons. Ils servent à ‘valoriser’ les gaz de schistes (shale gas), une forme de gaz naturel dite ‘non-conventionnelle’ jugée jusqu’ici insuffisamment rentable (*), mais que les firmes énergétiques ont entrepris d’exploiter à fond, faute de mieux. Il s’agit sans doute de l’une des ultimes ruées vers les énergies fossiles sur le territoire américain, un siècle et demi après les premières.

* modif. par rapport à la v.o.

La forêt se meurt, et autour d’elle, avidité et nécessité produisent plus de poison encore.

« Fore bébé, fore ! » (Sarah Palin) [M.A]

« Les gens ne peuvent faire face à trop de réalité » : le verdict de Carl Jung est sans appel.

Sur la highway 70 qui mène de Las Vegas à Denver, à la ligne de partage des eaux entre l’Atlantique et le Pacifique, je me suis retrouvé piégé dans un embouteillage à près de 3000 mètres d’altitude. Autour de nous, la forêt se décomposait à perte de vue. C’était un dimanche soir, les habitants l’Etat du Colorado rentraient de leur week-end au bord des lacs des hautes vallées. Beaucoup tiraient en remorque une paire de scooters des mers. Les gens du Colorado sont connus pour leur amour de la nature. L’embouteillage a duré si longtemps qu’ils m’ont fait rater mon avion pour Washington.

[M.A]

Parmi les automobilistes ce soir-là, je ne sais pas combien songeaient au changement du climat, ou méditaient sur cette incapacité à tirer les conséquences de notre addiction aux énergies fossiles (à un moment donné, comme pour m’achever, deux gros porteurs militaires sont passés au ras des crêtes ; l’armée s’entraîne beaucoup dans cette région peu habitée). Les forêt dévastées des Rocheuses sont très loin des mégapoles de l’Est et de Californie. La mort des pins, des sapins et des épicéas s’oublie sans peine. Ferme la porte et pousse la clim’. De toute façon, la plupart des gens ignore même qu’elle a lieu.

Les jours d’été à Washington DC, au pied de chaque bâtiment officiel, de grandes plaques d’aération vomissent des millions de mètres cube d’air chaud poussés dans un vrombissement d’enfer par les systèmes de climatisation.

[Les gaz refrigerantts qui servent à la climatisation s’échappent et augmentent l’effet de serre. Tout comme la décomposition du bois mort, qui dégage du méthane, autre puissant gaz à effet de serre.]

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