Charlotte : Quel est le principal élément qui a permis à cette opération de réussir tandis que toutes les précédentes ont échoué ?
Jacques Follorou : Il existe une donnée politique régionale qui a sans conteste joué un rôle dans la réussite de l’opération. C’est la participation plus importante du Pakistan dans la résolution du conflit afghan, et notamment dans le processus de paix en cours avec les talibans.
L’intégration du Pakistan aux côtés de la communauté internationale et des Afghans dans la recherche d’une solution pacifique et politique en Afghanistan lui assure une forme de contrôle sur l’avenir de la région.
Deux événements ont symbolisé cette évolution. Tout d’abord, l’arrestation du mollah Baradar (l’un des proches du mollah Omar, chef des talibans) en janvier 2010 à Karachi, qui était engagé dans un dialogue avec les autorités afghanes et l’ONU, avait marqué la volonté du Pakistan de ne pas être mis à l’écart d’une solution politique en Afghanistan.
Le message avait été reçu par les Américains et par les Afghans : rien ne pourra être fait dans la région sans la prise en compte pleine et entière des intérêts d’Islamabad. Résultat : Kaboul a envoyé un premier message, ce fut l’éviction du chef des services secrets afghans, Amrullah Saleh, très antipakistanais.
Puis le rapprochement du président Hamid Karzaï des autorités pakistanaises. Ce nouveau rôle du Pakistan dans la résolution du conflit afghan a sans doute fait bouger un certain nombre de lignes diplomatiques qui ont fait basculer les rapports de forces au sein des forces de sécurité pakistanaises et levé un verrou qui protégeait jusqu’à maintenant Oussama Ben Laden.
PhilThib : Comment les Pakistanais peuvent-ils justifier la présence d’un regroupement de terroristes sur leurs terres (à 50 km de leur capitale) ?
Et comment peut-on imaginer que l’ISI [le renseignement militaire pakistanais] ne soit pas noyauté par des sympathisants des thèses extrémistes si ce “compound” existe depuis plus de cinq ans. L’ISI ne l’avait-il pas mis sous surveillance ? Il semble que les sources ayant permis la localisation de Ben Laden dans cette résidence soient purement basées sur un travail d’intelligence américain.
Il faut rappeler que la première victime du terrorisme, c’est le Pakistan. En nombre de victimes chez les civils et en nombre de pertes de soldats.
Le Pakistan, c’est un pays très complexe, où les forces armées jouent un rôle central et sont elles-mêmes traversées par des divergences de vue sur ce que doit être le Pakistan de demain.
L’histoire a montré que non seulement les services secrets militaires pakistanais, l’ISI, comme d’ailleurs les services de renseignement américains, lors du djihad contre les Soviétiques, entretenaient des liens très étroits avec non seulement les moudjahidins mais tous les combattants islamistes qui voulaient chasser l’Union soviétique d’Afghanistan.
Ce rappel historique étant fait, on ne pouvait néanmoins pas dire ces dernières années que, officiellement, le Pakistan soutenait des groupes terroristes sur son territoire ou à l’étranger.
Néanmoins, il est aussi avéré qu’au sein des services pakistanais, soit par conviction, soit par intérêt, certains réseaux ont maintenu des contacts aussi bien avec des talibans qu’avec des extrémistes liés au conflit avec l’Inde sur le Cachemire.
En ce qui concerne Al-Qaida, de source occidentale, personne n’a soutenu que le Pakistan entretenait des liens avec ce groupe djihadiste.
Cela étant dit, il est clair, selon moi, que l’opération menée contre le repaire d’Oussama Ben Laden n’aurait pu être conduite sans l’aide des services de renseignement militaire pakistanais.
Mais aujourd’hui, pour des raisons de politique intérieure, et notamment en raison d’un sentiment anti-américain dans ce pays, Islamabad ne peut se permettre d’assumer ouvertement son assistance technique et son rôle dans la mort du chef d’Al-Qaida.
Pour terminer, selon un certain nombre de spécialistes aujourd’hui, il apparaît vraisemblable qu’Oussama Ben Laden a bénéficié d’une protection de certains éléments de l’establishment militaire pakistanais.
Luba : A votre avis, faut-il s’attendre à des représailles de la part des talibans en Afghanistan et au Pakistan dans les prochaines heures et les prochains jours ?
Il faut bien distinguer les talibans d’Al-Qaida. L’insurrection talibane en Afghanistan n’a pas de vocation djihadiste. C’est un mouvement nationaliste, simplement préoccupé par la reconquête du pouvoir à Kaboul.
Si l’histoire a conduit ce régime, lorsqu’il était au pouvoir, à nouer et entretenir des liens avec Al-Qaida, ce partenariat a depuis fait long feu. Le seul réseau taliban dont les liens avec les Arabes d’Al-Qaida sont avérés par les autorités à la fois américaines et afghanes est celui de la famille Haqqani.
Il s’agit d’insurgés afghans vivant à cheval entre l’est de l’Afghanistan et les zones tribales pakistanaises.
Selon Mike Mullen, chef d’état-major interarmée américain, l’ISI entretient depuis longtemps des liens avec le réseau Haqqani. Pour leur part, certains hauts responsables militaires pakistanais assument le fait de ne pas être en guerre ouverte avec le réseau Haqqani car, selon eux, ce réseau n’est pas en guerre contre le Pakistan.
Donc la mort du chef emblématique d’Al-Qaida n’aura pas d’impact direct sur l’insurrection afghane, et ce d’autant plus qu’aujourd’hui, de 70 % à 80 % des troupes talibanes viennent d’Afghanistan.
Hélène : Quelles conséquences concrètes peut avoir la mort de Ben Laden dans un futur proche sur l’engagement occidental en Afghanistan ?
Des conséquences sur le terrain, on en verra très peu, puisque l’essentiel des combattants insurgés n’appartiennent pas à Al-Qaida.
En revanche, il paraît évident que fin juin-début juillet prochain, lorsque Barack Obama va s’exprimer sur le début du retrait des renforts américains envoyés en Afghanistan, la mort d’Oussama Ben Laden lui permettra de justifier, notamment auprès du pouvoir militaire américain, ce désengagement.
XYZ : Ne pensez-vous pas que l’ISI ou d’autres au Pakistan protégeaient Ben Laden, et quelqu’un parmi ces gens a lâché Ben Laden ?
Pour m’exprimer plus clairement, il y a un certain nombre de lignes qui ont bougé dans la région. Premièrement, le curseur diplomatique s’est déplacé, avec une plus grande prise en compte des intérêts pakistanais dans la résolution du conflit afghan. Pour Islamabad, ce point était à ce jour encore en suspens, et la reconnaissance par Kaboul et les Etats-Unis du rôle incontournable du Pakistan a sans doute permis à ceux, au sein de l’establishment militaire pakistanais, qui étaient désireux de trouver le chef d’Al-Qaida d’avancer un certain nombre de pions.
Sur le terrain économique, le Pakistan connaît, notamment depuis les graves inondations de l’année dernière, de graves difficultés. Les Etats-Unis ont injecté depuis un an et demi dans l’économie pakistanaise des fonds jamais atteints en faveur d’un pays étranger.
Cela a créé une dépendance encore plus importante qu’elle ne l’était auparavant, notamment sur le terrain militaire. Ce deuxième point a également permis, sans doute, d’accentuer, du côté pakistanais, les recherches du chef d’Al-Qaida.
Enfin, en ce qui concerne la traque d’Oussama Ben Laden, vu l’omniprésence de l’ISI dans ce pays, sa puissance, il paraît difficile d’imaginer que les Américains aient pu agir seuls. C’est parce que le contexte général a évolué que, au sein des services pakistanais, le rapport de forces a sans doute évolué en faveur de ceux qui soutenaient cette traque.
Marko : Pourquoi les autorités américaines n’ont-elle pas tenté la capture et le jugement de Ben Laden, comme avec Saddam Hussein ?
En tout cas, une chose paraît évidente, et elle apparaîtra sans doute quand l’émotion suscitée par la mort sera retombée, c’est le cadre légal dans lequel cette opération est intervenue.
A savoir : est-ce qu’un Etat de droit pouvait user des moyens qu’il conteste envers ceux qu’il combat ? Quand les Etats-Unis disent “Justice est faite”, je ne suis pas sûr qu’un certain nombre d’Etats à travers le monde partagent cette idée de justice expéditive, en dépit des traumatismes causés par les attaques d’Al-Qaida.
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