Rencontres par Internet d’ados, les uns réfugiés en Jordanie, les autres d’un quartier pauvre de Los Angeles : réalisés par une ONG, ces échanges à distance permettent à ces jeunes de se découvrir.
Au Mahata Community Center d’Amman, c’est le grand jour. Dans ce lieu d’activités où les jeunes Jordaniens et Syriens du quartier de Mahata (un quartier pauvre de la capitale jordanienne) suivent des ateliers de théâtre, de musique, de photographie…, une rencontre virtuelle, via Internet, va commencer dans quelques minutes.
Sur l’écran, une vingtaine d’adolescents de l’école View Park dans un quartier défavorisé de Los Angeles, essentiellement des Noirs américains. Entre Mahata et View Park, un point commun important : la jeunesse, l’adolescence. La présence de deux interprètes simultanés, arabe-anglais, rend la conversation fluide.
Ce face à face d’une heure et demie, qui a lieu à deux reprises à une semaine d’intervalle, est rendu possible grâce aux efforts communs de deux associations : Save the Children, qui propose habituellement des cours dans le centre de Mahata, et Global Nomads Group (GNG), dont les rencontres virtuelles « pour éduquer et sensibiliser les jeunes aux conflits et construire ainsi la paix dans leur esprit », sont la spécialité depuis 17 ans.
Il sera également suivi par des échanges entre d’autres groupes de jeunes appartenant à un réseau de plus en plus étendu, constitué au fil des rencontres par GNG, en Birmanie, en Afghanistan, au Canada, en Australie et en Angleterre.
L’objectif ? Donner aux ados l’opportunité de considérer un conflit à travers l’écoute d’histoires de jeunes comme eux. Pour qu’ils ne le regardent pas comme une information noyée dans la masse des news, mais comme une histoire vécue, liée à des personnes qu’ils ont rencontrées et avec lesquelles ils ont pu échanger librement. Une occasion de comprendre l’autre et du coup, de regarder les événements d’une autre manière, plus humaine.
Ces échanges via Internet provoquent la plupart du temps chez les jeunes qui y participent, un sentiment d’empathie puis réveillent en eux l’envie, le besoin de devenir des acteurs de projets qui promeuvent et défendent la paix là où elle est en danger.
Ça y est, le face à face commence :
Nous sommes dans une salle de classe, avec des chaises en rangs d’oignon. Un grand écran blanc remplace le tableau, où apparaissent tour à tour, l’organisatrice de Global Nomads à New York et la classe de View Park à Los Angeles.
La séance commence avec un film de quelques minutes, une reconstitution d’une scène de guerre, que les deux groupes ont déjà regardé en préparant cette rencontre : un enfant chante dans une rue de grand passage, comme il y en a beaucoup dans les villes syriennes ; soudain un bang assourdissant, une bombe vient de tomber. L’image s’accélère puis s’immobilise. La mort a un visage, elle a une voix. Les enfants syriens le savent, il s’agit de la réalité à laquelle bon nombre d’entre eux ont voulu échapper en venant se réfugier en Jordanie. Pour les Américains, c’est encore une fiction, une image abstraite. L’idée est qu’ils apprennent, en échangeant avec ceux qui l’ont vécu dans leur chair, à comprendre l’impact du conflit sur la vie des êtres.
Pour que la « rencontre » fonctionne, les professeurs de part et d’autre ont dû préparer les enfants pendant un mois. A Amman, c’est la prof de photo de Save the Children, Agnès Montanari, qui s’en est chargée.
Pour que le groupe soit uni, elle a d’abord fait raconter la guerre par les jeunes réfugiés syriens, et s’est aperçue que les jeunes Jordaniens ne savaient pas grand chose sur le sujet mais qu’ils étaient très attentifs à l’histoire de leurs compagnons et surtout capables de changer d’attitude vis-à-vis d’eux en ayant entendu leur calvaire et leur douleur.
Puis elle a travaillé sur les sujets qui préoccupent les enfants de Mahata, qu’ils soient syriens ou jordaniens, comme la différence de traitement entre les garçons et les filles, le mariage forcé et les relations tendues, voire violentes, avec les parents et les enseignants, ou l’extrême jeunesse des filles lorsqu’elles sont mariées par leurs parents et ses conséquences… Une manière thématique de se présenter qui leur sert, aujourd’hui, avec la classe de View Park.
Voici quelques extraits de la rencontre qui a duré, au total, plus de trois heures, deux mardis de suite :
Présentation
– Wahed, Amman : bonjour, j’habite à East Amman (les quartiers pauvres de la capitale jordanienne). La plupart d’entre nous sommes des réfugiés syriens mais il y a aussi des Jordaniens dans le groupe.
– Sabrina, Los Angeles : je sais qu’avant la guerre, la Syrie était un pays magnifique, et que les touristes aimaient y aller. Après le film… la bombe… je me demande ce que vous feriez si vous étiez ici, en Amérique, à notre place.
– Jamal, Amman : à Los Angeles… vous vivez dans une ville civilisée, mondialement connue pour son cinéma, vous avez des plages… On ne peut pas s’imaginer à votre place.
Le téléphone
– Robert, LA : qu’est-ce que représente le téléphone dans votre vie ? Nous on utilise Twitter, Instagram, Facebook…
– Mohammad, Amman : pour nous, c’est juste le moyen de rester connecté avec nos familles ; ça sert surtout en cas d’urgence.
Recevoir des coups à l’école
– Zacharia, Amman : ici, à l’école, on reçoit souvent des coups. Vous aussi ?
– Brandon, LA, affichant un sourire gêné : heu, non. Ici, personne ne nous frappe. Les profs nous punissent en nous collant les samedis.
La guerre, les médias
– Afra, Amman : chez nous en Syrie, les bombes chimiques ont tué beaucoup d’enfants, de jeunes, et c’est de pire en pire. Au début, quand la guerre a éclaté, beaucoup de familles syriennes se sont refugiées dans les écoles pour échapper aux bombardements… Les médias ne montrent que la surface de ce qui se passe, pas le fond. Ils ne donnent pas de place au drame qui nous touche tous les jours. Pour eux, ça ne sera jamais qu’un événement parmi d’autres…
– Rachan, LA : ici, les journaux ont une image négative de nous, ils nous désignent en parlant des « Blacks » ou des « Hispaniques ». Nous vivons dans une société pleine de racistes.
– Jamal, Amman : la guerre m’affecte personnellement. Je vis seul désormais, loin de toute ma famille qui est restée en Syrie. J’angoisse tout le temps. J’ai peur des avions qui survolent la ville, même si je sais qu’ici, à Amman, ils ne vont pas nous bombarder.
– Cheryl, LA : si vous le pouviez, vous retourneriez en Syrie ? Ou vous préférez rester en Jordanie ?
– Hadeel, Amman : si je pouvais, je rentrerais immédiatement. D’ailleurs avec ma famille nous allons rentrer, malgré la situation, car nous n’avons plus d’argent pour vivre et ici, c’est difficile de trouver du travail [c’est surtout interdit, ndlr].
– Wahed, Amman : les écoles en Syrie ne marchent plus. Moi je préfère faire ma scolarité ici, comme ça, dès que j’aurai mon diplôme, je rentrerai pour reconstruire la Syrie.
– Mahmoud, Amman : au début, quand les Syriens arrivaient en grand nombre, nous avions peur, parce que la Jordanie n’est pas un pays riche et qu’on s’est dit qu’ils allaient nous prendre nos biens. Mais en les entendant, j’ai compris qu’ils n’avaient pas le choix. Et maintenant, je sais qu’ils sont nos frères et que nous devons les aider [650 000 réfugiés syriens sont arrivés en Jordanie depuis 2011, ndlr].
– Afra, Amman : j’aimerais connaître votre opinion… Vous pensez que nous avions le droit de nous engager dans une Révolution contre Bachar el-Assad ?
– Jonathan, LA : oui, bien sûr ! J’espère que vous pourrez rentrer bientôt et que les écoles fonctionneront vite à nouveau. Mais c’est difficile de changer le monde.
– Afra, Amman : merci, oui… Les changements sont nécessaires. Et les réseaux sociaux sont une plateforme importante qui nous peut servir à changer le monde.
Une semaine plus tard, les deux groupes sont beaucoup moins timides devant leur écran blanc. Et on sent une vraie faim de savoir.
Perception des immigrants et des musulmans
– Jamal, Amman : je voudrais savoir si vous avez des amis musulmans en Amérique.
– Jonathan, LA : oui, quelques-uns, comme aussi des chrétiens, des bouddhistes et des gens avec d’autres religions. Nous avons aussi des immigrants en Californie. Ils font les boulots pas chers dont personne ne veut. Ils nettoient, et bossent dans les fast-foods.
Le problème du fast-food
– Deborah, LA : pour nous, ici, il y a un gros problème avec la nourriture. L’accès à une nourriture saine est cher, et l’une des conséquences du fast-food auquel nous avons tous facilement accès, est l’obésité qui touche toute la jeunesse. Et vous ?
– Afra, Amman : nous, même dans les familles les plus pauvres, nous cultivons toujours un petit potager. Vous devriez faire pousser vos propres fruits et légumes, vous avez des terres pour ça ?
– Fatima, Amman : moi, ma famille en Syrie, elle est encore en vie parce qu’elle plantait ses légumes dans un minuscule jardin potager.
– Jamal, Amman : si vous savez que le fast-food est mauvais pour votre santé, pourquoi est-ce que vous ne l’arrêtez pas ?
– Annie, LA : parce que c’est facile d’accès et pas cher, et qu’on n’a pas le temps et qu’on est trop fatigués pour aller planter.
– Rachel, LA : et en plus, on n’a pas de terre.
Discrimination entre filles et garçons
– Afra, Amman : ici, quand on veut sortir de la maison pour aller se promener, nos parents se fâchent. Et vous ?
– Robert, LA : nous c’est quand on ne veut pas aller à l’école qu’ils se fâchent.
– Waheb, Amman : est-ce qu’il y a de la discrimination entre garçons et filles chez vous, comme ici ?
– Afra, Amman : parce qu’ici, une fille est supposée ne pas être capable de s’occuper d’elle-même, on nous interdit d’avoir des amis garçons, on ne peut pas terminer nos études supérieures, on nous marie à des cousins, et on ne peut pas jouer un rôle important dans la société. Nos frères sont traités comme des princes, nous devons les servir… Du coup, on finit par les détester ou alors on veut se marier pour se libérer du poids de la famille. En général on se marie à 15-18 ans avec des hommes qui ont 5-6 années de plus que nous, ou dans certains cas avec des vieux.
– Sabrina, LA : non, ici, les filles font ce qu’elles veulent. Même jouer au foot.
L’heure du bilan approche. La responsable de Global Nomads Group, qui se trouve physiquement à New York, prend la parole en arabe :
– Bon les jeunes… J’aimerais savoir quels seraient vos plans d’action ? Votre engagement en tant que citoyens ?
– Sabrina, LA : nous allons essayer de trouver des lieux où nous pourrions planter des fruits et des légumes pour notre consommation. Nous allons questionner la municipalité. Ça nous permettra de manger de la nourriture saine et fraiche.
– Afra, Amman : nous, on va réaliser un poster et monter une pièce de théâtre autour du thème de la discrimination, pour que nos familles se rendent compte de ce qui nous blesse et nous touche.
– Waheb, Amman : comme il y a des mères qui font partie de réseaux sociaux, on parviendra peut-être à les sensibiliser par cette voie.
– Zacharia, Amman : et au sujet de la perception des Syriens par les Jordaniens, je voudrais que nous nous souvenions de ce qu’a dit Mohammad : nous sommes tous frères !
En sortant du centre Mahata, le groupe jordano-syrien a l’air convaincu : là-bas, ils ne vivent pas ce que nous subissons, dit Jamal, mais je crois que maintenant que nous avons fait connaissance, ils porteront un autre regard, plus humain, sur ce qui se passe chez nous en Syrie. Et peut-être se diront-ils qu’ils ont de la chance d’avoir la vie qu’ils ont.
Ce face à face de jeunes permet de détruire l’indifférence qui s’installe trop fréquemment depuis des années dans l’esprit des gens dans des pays en paix, lorsqu’ils voient ce que d’autres vivent dans des zones de guerre. Il stimule le sentiment d’empathie et l’envie d’agir chez ceux qui vivent en paix, et non leur culpabilité et c’est là sa force. Une idée que d’aucuns pourront juger bien naïve, mais pour les jeunes qui y participent il s’agit d’un véritable engagement et l’envie, voir le besoin d’action.
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