Sur les campus américains, la nouvelle guerre du «free speech»
Le 1er octobre 1964, Jack Weinberg, un étudiant activiste engagé dans le Mouvement des droits civiques, est arrêté à l’université de Berkeley, en Californie. Des centaines, puis des milliers d’étudiants se réunissent autour d’une voiture de police sur le point de l’emmener, se relayant durant trente-deux heures jusqu’à ce que l’université ordonne sa libération. Des orateurs se succèdent sur le capot du véhicule, devenu un podium improvisé, quelques centimètres au-dessus de l’étudiant, goguenard, et des policiers.
Ils réclament davantage de liberté d’expression politique sur le campus : le trottoir, où ils avaient l’habitude de distribuer des tracts, vient de leur être interdit. C’est la naissance du Free Speech Movement aux Etats-Unis, et le coup d’envoi d’un mouvement de protestations qui inspirera des jeunesses du monde entier, dont celle de Mai 68 en France.
Les étudiants occupent les lieux, débattent à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, reprennent les refrains entonnés par Joan Baez et sa guitare face aux policiers casqués. Huit cents d’entre eux, dont le leader Mario Savio, «le Daniel Cohn-Bendit américain», sont arrêtés lors d’une manifestation le 2 décembre 1964, mais le mouvement ne tarit pas. Au bout de plusieurs mois de lutte parfois violente, l’université accepte d’assouplir ses règles. Les marches de Sproul Hall, lieu de harangue au cœur du campus, sont devenues depuis un véritable symbole du Free Speech Movement. Un petit lieu de pèlerinage pour qui connaît leur histoire.
Une ligne de fracture
Aujourd’hui, la situation semble s’être inversée. C’est la direction qui rappelle régulièrement ses étudiants à l’ordre lorsqu’ils désapprouvent, avec trop de vigueur, la venue de personnalités politiques controversées et réclament qu’elles soient décommandées. Les forces de l’ordre sont convoquées non pas pour disperser les étudiants venus faire un discours mais pour assurer la sécurité des orateurs quand l’audience est en colère. L’université fait même l’objet d’une enquête judiciaire pour possible entrave à la liberté d’expression parce qu’elle a annulé l’année dernière, en invoquant des raisons de sécurité, plusieurs conférences en quelques mois : celles de Milo Yiannopoulos, de David Horowitz ou encore d’Ann Coulter, tous trois connus pour être conservateurs et provocateurs.
Il n’est pas tant question de savoir si Berkeley va à l’encontre de sa propre histoire que de s’assurer qu’elle respecte un des piliers de la Constitution américaine. Car, contrairement à la France et à la plupart des pays européens, le 1er amendement garantit aux Etats-Unis une liberté d’expression sans limite de contenu ou de point de vue, même si cela implique de protéger du même coup le discours haineux.
Pour le monde académique et le monde étudiant, il s’agit d’une véritable ligne de fracture, rendue plus saillante par la récente actualité politique. Ce sont deux visions de l’université et de l’éducation qui s’opposent : certains cherchent à créer un campus plus inclusif et plus protecteur afin de favoriser l’apprentissage, quitte à restreindre la liberté d’expression. D’autres maintiennent, coûte que coûte, leur cap vers le free speech, la «libre expression», persuadés que l’enseignement a pour mission d’exposer les élèves à la différence et au désaccord. Les uns craignent une jungle des idées qui blesse les minorités et les réduise au silence. Les autres alertent contre le risque pour les universités de devenir des «bulles filtrantes», qui couvent en même temps qu’elles aveuglent la jeune génération.
Attendre du campus qu’il soit un safe space, un «espace à l’abri», est une tendance qui semble être chez les étudiants américains en pleine accélération. Un sondage, mené par Gallup et la Knight Foundation en mars 2016, a montré que 78 % des étudiants interrogés préféraient un environnement d’apprentissage «ouvert», dans lequel tous les types de discours et de points de vue peuvent être exprimés, y compris les propos haineux. 22 % des étudiants étaient en faveur d’un environnement d’apprentissage dit «positif», interdisant l’expression de propos offensants.
Un nouveau sondage a été réalisé par John Villasenor, un universitaire de l’UCLA, quelques jours seulement après le rassemblement de l’extrême droite à Charlottesville, en août 2017. La question, posée exactement dans les mêmes termes, a reçu une réponse très différente : 53 % des étudiants ont opté pour un apprentissage «ouvert», et 47 % pour un apprentissage «positif».
Cette évolution est perçue par les professeurs jusque dans les salles de classe au quotidien. Les étudiants s’attendent de plus en plus à être prévenus quand le contenu d’un cours peut les choquer. Certains vont jusqu’à quitter la salle lors des discussions de groupe, pour ne pas entendre des opinions qui les blessent. Les universités sont embarrassées face aux pétitions des élèves, car certaines dépassent le débat sur le 1er amendement et remettent en cause le programme scolaire : faut-il ne plus lire Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, de Harper Lee, parce que le mot «nigger» y revient trop souvent ? Ne plus montrer d’images lors des cours d’histoire sur le Ku Klux Klan ?
En trente-sept ans d’enseignement, Erwin Chemerinsky, aujourd’hui professeur de droit à Berkeley, a pu observer la transformation du champ de bataille. «Ce réflexe de protéger les autres contre les propos haineux ou discriminatoires découle d’une démarche bien intentionnée, et souvent très altruiste, de la part des étudiants», insiste-t-il. Le décalage avec la génération précédente est avant tout une question d’histoire et d’héritage : «La population étudiante est plus diverse qu’auparavant, donc plus sensibilisée à la vulnérabilité des minorités, explique-t-il. Sa perception de la parole est façonnée davantage par l’expérience de la méchanceté sur Internet que par le souvenir du mouvement des droits civils ou des manifestations contre la guerre du Vietnam. A l’époque, offenser était nécessaire ! La valeur sociale de la libre expression est un argument beaucoup plus abstrait pour cette génération que pour celle des années 60.»
Discours utile ou nocif ?
Tout un pan du monde universitaire compte pourtant bien préserver cette exception américaine, en continuant de défendre un free speech sans condition. Après les incidents de Charlottesville, Carol Christ, chancellor of Berkeley, c’est-à-dire à la tête de la prestigieuse université, fait de la liberté d’expression «plus qu’une question de droit, une question de valeurs» : «Si on se laisse embarquer sur le chemin de la censure, on s’y rend soi-même vulnérable», prévient-elle. Elle s’appuie sur les arguments de John Stuart Mill, pour convaincre les étudiants que le choix du free speech est dans leur intérêt : selon le philosophe britannique, la vérité prévaudra toujours, et il est de toute façon trop risqué de confier à qui que ce soit la responsabilité de déterminer ce qui constitue un discours valide ou un discours nocif. La meilleure riposte contre les paroles haineuses n’est donc pas de les étouffer, mais de s’exprimer face à elles – mieux, et davantage. Pour Erwin Chemerinsky et Howard Gillman, auteurs de Free Speech on Campus, un simple regard vers le passé suffit pour trouver assez de raisons de défendre la liberté d’expression au nom du progrès : «L’histoire démontre qu’il n’est pas possible de définir une idée inacceptable, digne de punition, sans mettre en danger l’innovation et la critique de la société», écrivent-ils. Ils rappellent comment les travaux extrêmement polémiques de Richard J. Herrnstein et de Charles Murray, qui affirmaient, entre autres choses, la supériorité intellectuelle des Blancs sur les Noirs, ont déclenché, dans les années 90, une riposte académique tellement brillante que les censurer aurait représenté une perte pour la société.
Harmeet Dhillon est avocate à San Francisco, actuellement en charge d’une enquête sur le respect du 1er amendement à l’université de Berkeley. Elle n’envie en rien les lois européennes qui permettent de sanctionner et de prévenir les discours promouvant la haine. Il lui semble tout à fait ironique qu’à vouloir empêcher les discriminations, la loi s’expose à être elle-même discriminatoire : «Nous devons protéger le discours impopulaire, non en fonction de son contenu, mais parce que c’est celui qui a besoin d’être protégé», précise-t-elle. Depuis des mois, elle examine, à la loupe, les moindres détails liés aux annulations de conférences dans le milieu éducatif : car la localisation, l’horaire, le nombre de sièges, le montant des frais de sécurité, les délais de publicité constituent, selon elle, des leviers que les universités utilisent fréquemment pour donner moins de visibilité à certains orateurs, souvent sous la pression des élèves. Les opinions des personnalités que Harmeet Dhillon et son cabinet défendent n’entrent pas en ligne de compte, et n’ont même pas à être examinées : «La censure est une épidémie», répond-elle, imperturbable. Marée, vent mauvais, toutes les métaphores y passent pour montrer que «sauver le 1er Amendement est une priorité et une urgence».
L’autre camp doute pourtant qu’une liberté d’expression totale crée un cadre propice à l’apprentissage. Richard Delgado et Jean Stefancic, tous deux professeurs de droit, ont publié, en janvier, un ouvrage au titre provocateur, Must We Defend Nazis ? Ils insistent sur le potentiel destructeur de la parole, d’autant plus à un âge où l’esprit des étudiants est en plein façonnement : «Le discours haineux, en particulier lorsqu’il est raciste, peut choquer et blesser, laisser ses victimes interdites, apeurées, silencieuses, moins capables de participer au débat public.» Ils proposent de troquer l’obsession de la liberté d’expression contre celle de l’égalité : «Toute parole qui a du sens, résument-ils, requiert une dignité égale, un accès égal, un respect égal pour tous ceux qui participent à la discussion.»
Le slogan le plus répandu dans les manifestations étudiantes réclamant un safe space fait en effet écho à cette préoccupation : «La parole est une violence, nous ne serons pas réduits au silence», chantent les élèves pour couvrir les voix des invités controversés. Il est temps, selon eux, de repenser complètement les exceptions à la liberté d’expression prévues par la loi, car elles offrent une protection insuffisante. Un discours qui présente une «menace réelle» peut être puni : mais seulement s’il y a menace contre l’intégrité physique d’une personne, et non si le discours inflige une blessure émotionnelle. Le harcèlement est une autre exception au 1er amendement : mais pour être caractérisé comme tel, le discours discriminant doit être intrusif, et l’audience captive. On ne peut donc empêcher un élève d’arborer une croix gammée à l’université. On peut, par contre, lui interdire de peindre ce symbole sur la porte d’une chambre d’internat. Selon le même raisonnement, un discours raciste prononcé par un orateur en public est protégé par la loi, même s’il ne l’est plus lorsqu’il cible une personne particulière dans l’audience.
Il est légalement très difficile pour les universités américaines d’établir leurs propres règles sur la liberté d’expression. Lorsqu’elles sont publiques, comme Berkeley, elles doivent obéir à la Constitution. Lorsqu’elles sont privées, elles peuvent y être obligées, comme c’est le cas en Californie, par les lois de leur Etat. Des associations se font même les vigiles du 1er amendement. C’est le cas de l’organisation FIRE (Foundation for Individual Rights in Education), essentiellement composée de juristes, qui dresse un palmarès des campus libres et des campus censeurs, et tient à jour une base de données des «désinvitations». Si une université essaie d’instaurer un «code de conduite», qui restreint la libre expression en ses murs, FIRE le fait invalider par la loi, l’accusant d’être soit trop vague, soit trop précis.
Quand dans les années 90, après de graves incidents à l’université du Michigan, près de 350 établissements ont adopté un règlement interne pour punir les discours racistes, ils furent attaqués en justice un à un. L’hécatombe fut telle que plutôt que d’attendre leur tour, des universités ont rendu elles-mêmes leurs règlements non effectifs.
Aujourd’hui, FIRE s’applique à démanteler les «zones de libre expression», mises en place sur certains campus pour s’assurer que les manifestations ne perturbent pas le déroulement des classes – ce critère étant la seule marge de manœuvre à leur disposition. Ces zones, déclare le magazine Inside Higher Education début février, sont déjà «en voie d’extinction» : elles sont tour à tour accusées d’être trop petites, trop isolées, trop difficiles à réserver, voire, comme à Hawaï, dangereuses parce que situées en zone inondable.
Les frais de sécurité
Le monde académique s’inquiète de voir des maîtres de la provocation cohabiter, dans la promiscuité d’un campus, avec une population étudiante à fleur de peau, surtout dans un contexte politique tendu. Le positionnement des universités dans le débat sur le free speech représente un risque : elles peuvent y perdre des candidats, des élèves, des professeurs, et parfois des financements. Or, les frais de sécurité, liés au maintien de la liberté d’expression, sont en pleine explosion et font enfler la polémique. L’université publique de Berkeley a dépensé, en un seul semestre de 2017, plus de 2 millions de dollars à cet effet. Il est difficile d’estimer si ce budget pourrait être réduit. Le sondage de John Villasenor, publié en septembre, montre que pour rendre inaudible un discours qu’ils jugent offensants, 19 % des élèves interrogés approuvent l’usage de la violence.
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