Il est urgent de réhabiliter la nuance et la complexité dans le débat public
ÉDITO. Chacun est aujourd’hui sommé de choisir son camp, de s’engager dans le pour ou le contre, de dégommer l’adversaire en l’assommant de certitudes. Quelle place reste-t-il pour le questionnement, le compromis, ou même la libre-pensée ?
La nuance a-t-elle encore sa place dans le débat public ? Le terme lui-même semble avoir perdu ses couleurs. Il n’y a pas si longtemps, il évoquait la subtilité, la réflexion complexe, le sens de la dialectique ; il sonne aujourd’hui comme une faiblesse, un manque de colonne vertébrale, une absence de convictions. Ce glissement qui n’est pas que sémantique en dit long sur la nature de nos débats, où s’impose une pensée toujours plus binaire.
Prenez n’importe quel sujet susceptible de faire le buzz sur les réseaux sociaux. Le voile, le féminisme, la laïcité, le racisme, la PMA, la GPA ou la nomination de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur… Qu’importe. Chacun est sommé de choisir son camp, de s’engager dans le pour ou le contre, de dégommer l’adversaire en l’assommant de certitudes, voire en « l’effaçant » carrément comme le veut la progression alarmante de la cancel culture importée des Etats-Unis.
Quelle place reste-t-il pour le questionnement, le compromis, ou même la libre-pensée ? « On a parfois l’impression de vivre dans un pays hystérique ! regrettait, il y a quelques mois, dans “l’Obs”, le chef de file de la CFDT Laurent Berger. Il n’est plus possible d’avoir un seul débat posé, et je ne parle pas que des questions sociales. Il est devenu difficile de faire appel à l’intelligence individuelle ou collective. » Et pour cause : l’entre-deux vaut désormais aveu d’impuissance, d’incompétence… voire de trahison ! L’heure est aux dénonciations expéditives, aux joutes définitives. La colère remplace l’échange, la punchline tient lieu de pensée.
Introspection
On a beau jeu d’accuser les réseaux sociaux, ces terrains de « flingage » où l’on chasse en meute, en quelques dizaines de caractères expéditifs soulignés d’un emoji assassin. Certes, ils sont le paradis des trolls, et ils confisquent souvent le dialogue, étouffant ce que l’on appelait autrefois la confrontation des points de vue, carburant indispensable à la démocratie. Mais ne sont-ils pas le simple miroir de nos tristes passions, le reflet de nos paresses ?
Les Américains n’ont pas attendu l’avènement de Twitter pour s’engager sur cette pente. George Bush, pour bien marquer sa différence avec Bill Clinton accusé d’utiliser des arguments trop ardus, revendiquait de n’être, lui, « pas dans la nuance ». Les subtilités rhétoriques d’Obama ont été largement moquées tout au long de ses deux mandats comme la preuve de ses coupables tergiversations et de son manque de détermination. A grand renfort d’insultes, de jugements à l’emporte-pièce, Donald Trump en a fait son miel, lui qui a banni de sa communication toute forme de nuance. Depuis, cette polarisation excessive de la parole publique a gagné l’autre bord : elle est désormais assumée par une partie du camp démocrate, au nom de l’efficacité.
Les médias, eux aussi, doivent faire leur introspection. « La vérité me paraît être le plus souvent dans le complexe, dans le contradictoire », écrivait Jean Daniel, en 1976. Près d’un demi-siècle plus tard, cette réflexion du fondateur du « Nouvel Observateur » n’a jamais semblé aussi nécessaire. N’est-il pas temps aujourd’hui de suivre ceux qui tentent, envers et contre tout, de faire vivre cette exigence, de réhabiliter la complexité ? Certes, cela demande du temps, du travail, des recherches. Mais n’est-ce pas indispensable pour retrouver une forme de sérénité, pour faire barrage aux populismes ? L’historienne et philosophe Mona Ozouf, inquiète de la montée de la radicalité, de cette éternelle préférence française pour la révolution plutôt que la réforme, plaidait précisément, la semaine dernière, lors d’une conférence sur ses terres bretonnes, pour « une éducation à la nuance ». Puisse-t-elle être entendue.
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