America: From Dream to Nightmare*

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L’Amérique, du rêve au cauchemar

Malgré l’élection de Joe Biden et les discours d’union nationale tenus par le nouveau président des Etats-Unis, la société américaine reste plus polarisée que jamais et toujours aux prises avec la question raciale. Un contre-modèle pour l’Europe, qui doit se méfier de ses propres démons, écrit Dominique Moisi.

Où en est l’Amérique ? L’Histoire retiendra peut-être que Joe Biden a lancé au début de son mandat le programme de réformes économiques et sociales le plus ambitieux, le plus courageux, le plus généreux depuis Franklin D. Roosevelt. Mais, dans l’immédiat, la polarisation de la société américaine a atteint un tel niveau que les Etats-Unis semblent condamnés à la paralysie, sinon à l’irrémédiable déclin. Comment le pays – qui est encore la première puissance mondiale – pourrait-il faire face aux ambitions grandissantes de la Chine et de la Russie, au réchauffement climatique, sans oublier la menace terroriste toujours présente, quand il se trouve en état de quasi-guerre civile ? Et quand l’ambition principale de la moitié des Américains est de s’opposer à ce que veut faire l’autre moitié ?

Cette polarisation vient d’être illustrée de manière spectaculaire par deux jugements intervenus au cours des derniers jours. En apparence, tout oppose le verdict des jurés du Wisconsin, de celui des jurés de la Géorgie. L’acquittement, dans le premier cas, la condamnation dans le second. Et pourtant…

Deux catégories d’Américains

L’acquittement de Kyle Rittenhouse , par un jury de l’Etat du Wisconsin, est l’illustration la plus parfaite du « mal américain ». Venu d’un autre Etat avec une arme de guerre, le jeune homme de 18 ans avait pourtant tué deux hommes et blessé grièvement un troisième lors des émeutes qui avaient suivi le « meurtre » par la police d’un citoyen noir, Jacob Blake, au cours de l’été 2020 . Le verdict du jury du Wisconsin n’a rien à voir avec la justice. Il traduit la division profonde, insurmontable, intolérable même, qui existe au sein de la société entre deux catégories d’Américains. Il y a d’un côté ceux qui voient en Kyle Rittenhouse, un très jeune héros qui a risqué sa vie pour défendre l’ordre et la propriété. Et il y a, à l’opposé, ceux qui le perçoivent tout simplement comme un idéologue immature et qui demeurent persuadés que le jugement aurait été très différent si Kyle avait été un Noir. Et en Géorgie, qui peut dire quel aurait été le verdict d’un jury massivement « blanc » si les trois meurtriers d’un jeune joggeur noir, Ahmaud Arbery, n’avaient pas décidé de filmer leur « exploit », sans prendre conscience qu’ils fournissaient aux jurés une pièce à charge accablante contre eux ?

Cette polarisation de l’Amérique qui perdure et semble même s’approfondir, a lieu dans un environnement, toujours dominé par la crise du Covid. Il y a déjà eu plus de décès aux Etats-Unis, du fait de la pandémie, en 2021 qu’en 2020. Et en termes statistiques, l’Amérique se situe, peu honorablement, entre le Mexique et la Roumanie, en nombre de morts par 100.000 habitants. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que les chances de Biden de conserver en 2022 sa majorité déjà étriquée dans les deux chambres du Congrès soient considérées comme faibles.

Sentiment de découragement

Certes, perdre sa majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat n’est pas en soi une situation exceptionnelle : cela se produit avec une grande régularité. Et l’impopularité du président Biden, après un an d’exercice du pouvoir, n’est pas non plus une surprise. Avec seulement 42 % d’opinions favorables, Joe Biden fait mieux que Donald Trump, qui, à la même période de son mandat, ne réunissait derrière lui que 37 % des Américains. Comment alors – au-delà de la pandémie qui s’éternise – expliquer ce sentiment de découragement qui semble saisir tant d’Américains : et ce alors que le chômage est au plus bas et la croissance au plus haut ? Est-ce l’impact du fiasco du retrait américain de Kaboul sur l’image du pays et plus encore sur celle de son président, qui paraît toujours plus vieux et fatigué ? Est-ce le sentiment que l’Amérique ne s’en sort pas, ne peut pas s’en sortir ?

La défaite presque surprise de Donald Trump – que serait-il advenu sans le Covid ? – a pu faire illusion quelques mois. Mais un doute grandit et s’installe avec toujours plus de force – pas seulement chez les alliés ou les adversaires de l’Amérique – mais chez les Américains eux-mêmes. Rien n’a changé en Amérique, car rien ne peut changer dans une société à ce point malade de ses divisions. A l’ultra-conservatisme pathologique du Parti républicain semble répondre désormais l’ultra-radicalité de la frange la plus à gauche du Parti démocrate. La tentation fasciste et le racisme assumé des uns, le wokisme irresponsable des autres : la voie est plus qu’étroite pour les forces de la raison et du progrès.

Un contre-modèle sociétal

Pour qui a vécu Mai 1968, les dérapages du wokisme évoquent, de très loin, ceux du maoïsme. On ne saurait bien sûr comparer l’attraction pour un modèle qui, dans sa folie destructrice, affame sa population. Et l’esprit de revanche face à un passé qui ne passe pas. Mais on ne peut juger Jefferson aux Etats-Unis, ou Colbert en France, à la seule aune de leur comportement sur la question de l’esclavage.

Au milieu des années 1960, dans un livre qui fit date – « Le Défi américain » – Jean-Jacques Servan-Schreiber (JJSS) appelait l’Europe à prendre exemple sur l’Amérique : une Amérique perçue à l’époque, non seulement comme une forme d’assurance-vie ultime, face à la menace soviétique, mais comme une source d’inspiration et d’émulation. Presque soixante ans plus tard, le défi pour l’Europe n’est plus de savoir si elle est capable de s’inspirer du modèle américain. Mais si elle saura résister à la reproduction, sur son territoire, des pièges dans lesquels l’Amérique est tombée. De fait, l’Amérique est presque devenue un contre-modèle sociétal pour l’Europe. Serait-on passé insensiblement du rêve au cauchemar américain ? On disait que le présent de l’Amérique était le futur de l’Europe. Comment éviter que la polarisation de nos sociétés devienne la norme et non plus l’exception, avec la communauté musulmane potentiellement dans le rôle qui est celui de la communauté noire aux Etats-Unis ?

Le « Vieux Continent » ne doit pas seulement se soucier de son autonomie stratégique face aux Etats-Unis, mais aussi de son autonomie sociétale en défendant l’unité et la cohésion de tous ses citoyens.

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