Guerre au réel
Et si Poutine avait un peu raison. C’est la petite musique qu’on entend de-ci de-là depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Menacé par l’Otan à ses portes, Poutine serait dans son bon droit, et on ne voit pas pourquoi il se priverait de violer le droit international puisque tant d’autres avant lui ont fait la même chose, comme les Américains en Irak ou au Kosovo.
À chaque conflit, c’est toujours la même sérénade : il doit bien y avoir des causes légitimes de faire une guerre, tellement légitimes que le droit international, inadapté aux exigences des nations, ¬devrait s’effacer devant elles. Sarkozy, à la sortie de l’Élysée, où il venait de rencontrer Macron, se lamentait que rien ne marche dans les institutions internationales, ni l’ONU, ni l’Otan, ni le G5, ni le G20. Le droit international a-t-il réussi, depuis 1945, à être autre chose qu’un tas de règles que tout le monde viole en permanence. Ainsi, la possibilité pour un pays de déclencher une intervention militaire doit être votée à l’unanimité par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité1. Mais quelle institution peut fonctionner avec une règle aussi exigeante ? Aucune. Et on se demande si cela n’a pas été conçu dès le départ pour que l’ONU soit totalement inefficace. On comprend alors que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale de nombreux pays aient passé outre cette règle absurde pour pouvoir s’engager dans des conflits qu’ils jugeaient légitimes. Dans ces conditions, pourquoi la Russie devrait-elle respecter des lois que beaucoup d’autres pays ont transgressées avant elle ?
Le critère juridique n’est manifestement pas le plus efficace pour y voir clair. On peut violer des traités, pas la réalité. Est-ce que les incidents invoqués pour déclencher une guerre sont avérés ou imaginaires ? C’est la seule grille de lecture à peu près fiable pour juger le bien-fondé d’un conflit. Les États-Unis ont attaqué l’Irak en 2003, sous prétexte que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive. On sait aujourd’hui que c’était complètement faux et que l’Irak n’en possédait aucune. À l’inverse, les faits sont parfois bien réels. Ainsi, en 1999, l’Otan a bombardé la Serbie au moment où son armée entrait au Kosovo, car on craignait que ce pays ne commette de nouveaux crimes contre l’humanité. À cette époque, on était parfaitement informé qu’entre 1991 et 1995 la Serbie avait mis en œuvre une politique d’épuration ethnique qui avait exterminé des dizaines de milliers de civils croates et bosniaques. Par contre, quand la semaine dernière Poutine envahit l’Ukraine, sous prétexte qu’elle serait coupable de « génocide » contre les minorités russophones du Donbass, on sait que c’est totalement faux.
Le mensonge est un élément constitutif de toutes les dictatures, qui a pour but de pousser les populations à adopter des positions qu’elles n’auraient jamais approuvées d’elles-mêmes autrement. À ne pas confondre avec la ruse, comme le fameux « Je vous ai ¬compris » de De Gaulle, qui relève davantage de la fourberie que du mensonge. Cette pratique, courante dans tous les régimes, y compris démocratiques, n’a rien à voir avec une réécriture de la réalité. Les « faits alternatifs » invoqués par Trump ne sont pas très éloignés des discours paranoïaques de Poutine. Les fascistes ne peuvent entrer en scène qu’après avoir préalablement nié une réalité qui les désavoue. Trump, Poutine ou Zemmour ont ce point commun d’avoir besoin de réécrire l’Histoire pour s’y incruster comme des squatteurs. Mais tuer la réalité implique qu’il faille aussi tuer les hommes qui en font partie et dont la seule existence est un affront à la vision délirante des despotes. Le monde n’est plus divisé entre l’Est et l’Ouest, mais entre, d’un côté, le déni et la paranoïa et, de l’autre, la raison et le dialogue, censés être incarnés par un droit international souvent mal conçu et manifestement incapable d’éviter les guerres. •
1. La Chine, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Russie.
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