Les États-Unis et l’inquiétude stratégique du reste du monde
Il y a un mois, le gouvernement Obama a rendu public son dernier Plan stratégique de sécurité nationale (National Security Strategy). Ce document introduit les notions de « patience » et de « persistance stratégiques » qui suscitèrent de nombreux débats. Ses adversaires y voient la justification de la procrastination dans les décisions de politique étrangère du président. Ses défenseurs y saluent la réintroduction du long terme et d’une vision globale, en opposition avec les décisions à court terme, émotionnelles et aux effets collatéraux mal évalués du gouvernement Bush.
Or, sans épouser cette thèse, il est possible de conclure qu’elles ne répondent pas à ce que nous désignerons par l’inquiétude stratégique du monde, laquelle paraît liée à une forme d’impéritie américaine. Le président américain a été injustement vilipendé pour sa politique intérieure, notamment économique, qui a pourtant obtenu de beaux succès. Il a dû affronter une attitude peu digne et constitutionnellement inquiétante des républicains lorsque ceux-ci ont contourné les attributions du président pour inviter Nétanyahou à s’exprimer devant le Congrès. Mais ces oppositions politiciennes ne permettent pas de sauver le bilan en politique étrangère de la présidence Obama — pour des raisons opposées à celles qui avaient permis de condamner l’aventurisme du précédent gouvernement.
Condamné par les réalistes et les idéalistes
Le principal paradoxe de cet échec historique est qu’il peut être condamné aussi bien par les réalistes que par les idéalistes. Les premiers ont raison de dire que l’idéalisme premier du locataire de la Maison-Blanche — discours du Caire, discours de réception du prix Nobel de la paix, lancement d’un « reset » peu réaliste avec la Russie, mais aussi discours étalant les incertitudes comme à West Point en 2014 — n’a pas porté ses fruits. Autant il était nécessaire de prendre le contre-pied de George W. Bush et d’apaiser une nation épuisée par deux guerres, autant ce discours pouvait difficilement être perçu comme une stratégie.
Les idéalistes remarquent que le président n’a jamais réussi à fermer Guantánamo — même si ce n’est pas complètement de son fait — et que les États-Unis n’ont jamais ratifié le Statut de Rome sur la Cour pénale internationale, sans parler de l’action des services spéciaux. Mais surtout, ils soulignent à raison que le président a toujours reculé sur toute intervention en Syrie, sans parler des propos malvenus récents de John Kerry sur un possible dialogue avec Assad. Cet échec seul sera à lui seul une faillite à propos de laquelle les historiens seront sévères.
Au demeurant, la séparation entre faucons et colombes ne tient plus toujours : les défenseurs des droits et ceux qui ne supportent pas l’inaction devant un génocide rejoignent désormais ceux qui réclament plus d’intervention. D’une certaine manière, Samantha Power, ambassadrice représentante permanente des États-Unis à l’ONU, activiste sur les droits de l’homme, rejoint le sénateur républicain John McCain sur la Syrie et sur l’Ukraine. Défendre des valeurs suppose une action résolue.
Toujours partie de la solution
Le document précité, qui porte la patte de la conseillère nationale pour la sécurité Susan Rice, rappelle ce que beaucoup disaient depuis longtemps : les États-Unis font toujours partie de la solution, mais ils ne seront plus jamais la solution exclusive. Or, sur ces deux points, l’insuccès est identique. Aussi bien sur la Syrie que sur l’Ukraine, les États-Unis ont été incapables de proposer une solution durable, seule à même de réunir des alliés, et de s’engager pour ce faire. Même sur le dossier nucléaire iranien, on sent se fissurer un front entre des États-Unis hésitants et une France plus ferme — comme elle l’avait été lorsque, prête à frapper le régime Assad, elle a été abandonnée par son allié. Toujours influents à l’OTAN, les États-Unis ont manqué aussi d’insuffler une nouvelle dynamique à l’organisation, comme l’a montré le décevant sommet du pays de Galles. Pendant ce temps, la négociation sur le Traité transatlantique (TTIP), comme la réponse à la menace russe, a illustré la difficulté pour les alliés à travailler de manière coopérative.
Cette crise de leadership et de confiance intervient à un moment où, précisément, le monde connaît un bouleversement majeur et où un rôle de solidité transatlantique est indispensable. Incapables de proposer une direction et même une grille de lecture des événements, les États-Unis font comme s’ils tenaient pour acquis le basculement de l’ordre ancien, mais sans percevoir ce que cette phase particulière imposait en termes de résolution.
Certes, le président américain ne peut plus ambitionner de mettre ses alliés devant un fait accompli prédécidé comme lors de la guerre en Irak, mais il doit montrer plus de volonté d’engagement au-delà des combats les plus faciles — intellectuellement parlant — à décider, comme la guerre contre Daech. La timidité des États-Unis en Ukraine ne peut qu’accroître la perte de confiance en la solidité de l’alliance au Japon et plus encore en Corée du Sud, voire au Viêt-Nam, et la tendance naturelle de l’Inde à jouer sur de multiples tableaux. C’est la grande ambition du pivot vers l’Asie qui pourrait se trouver mise en cause. Tous se disent qu’à long terme, comme les Ukrainiens et surtout les Syriens qui n’ont pas été sauvés, ils pourront bien être morts.
Les limites
C’est là où le processus de décision américain, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, montre aussi ses limites. Sous Bush fils, le conformisme idéologique des équipes était terrifiant et empêchait de percevoir la réalité. Avec Obama, l’incertitude du président semble reposer sur un pluralisme désorganisé. Il sera facile de relever des affirmations contradictoires entre le président et ses secrétaires à la Défense successifs ou entre lui et John Kerry. Il sera aisé de démontrer un manque d’adéquation entre la ligne officielle et les prises de position indignées de Samantha Power ou les observations publiques de nombreux généraux sur l’Ukraine. Tout se passe comme si le président était nourri, par de multiples sources, d’une multitude d’informations, beaucoup plus fiables que sous Bush, mais était incapable de les traduire en stratégie de long terme, tant au Moyen-Orient qu’en Russie.
Devant ce vide stratégique, attisant les inquiétudes, c’est le rôle des grands alliés de l’Amérique, au Canada comme en Europe, de combler ce manque par une pensée mieux articulée sur l’ordre futur du monde. C’est à eux aussi de tout faire pour retisser les liens, car tous continuent d’avoir besoin des États-Unis pour agir.
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