United States vs. Internet Gatekeeper: Toward a Pyrrhic Victory?

<--

OPINION. Le procureur général du président Trump et 11 États à tendance républicaine ont déposé plainte contre Google. En cas de victoire, Apple, Donald Trump et le moteur de recherches Baidu en sortiraient gagnants.

(*) Par Aurélie Portuese, professeur à la Brussels School of Governance (VUB).

Le 20 octobre dernier, à deux semaines des élections américaines et alors que le vote a déjà commencé, le procureur général du président Trump, William Barr, a déposé plainte, avec 11 États à tendance républicaine, contre Google – « le gardien d’Internet » gatekeeper – qui est décrit comme monopole dans un abus de langage peu étonnant dans un contexte politique détonnant. Depuis des mois, le président Donald Trump s’est plaint ouvertement des précédents créés par la Commission européenne qui, par trois condamnations successives, a infligé à Google des amendes de près de 10 milliards d’euros pour abus de position dominante par le moteur de recherches.

Si Donald Trump s’est plaint, ce n’est étonnement pas pour contester ces amendes imposées contre une entreprise américaine, mais au contraire, pour ne pas avoir eu l’opportunité d’encaisser ces amendes par le Trésor américain ! Selon le Président Trump, après tout, si Google doit être condamné à payer des amendes record, celles-ci doivent abonder dans le budget fédéral américain et non dans celui de la Commission européenne ! C’est dans ce contexte qu’intervient la plainte déposée par le Procureur général : une réplique plus ou moins convaincante des affaires déjà décidées par la Commission européenne et actuellement en cours d’instruction par la Cour de justice de l’Union européenne.

Surtout, cette plainte intervient à deux semaines des élections américaines. Dans une instrumentalisation politique non feinte du droit de la concurrence, le président Trump a décidé ainsi de s’attaquer avec 11 autres États républicains à ce qu’il perçoit comme un obstacle à sa réélection : la collusion entre les géants du numérique et des Démocrates contre sa personne. Aussi peu crédibles que ces allégations puissent sembler, elles fondent néanmoins la motivation profonde d’une plainte à deux semaines d’une élection cruciale. Surtout, la rhétorique démagogique du Président Trump entame toute crédibilité juridique et économique de la présente plainte pour révéler l’instrumentalisation populiste malheureuse de la politique de la concurrence aux États-Unis. La rhétorique populiste anti-big tech et anti-Démocrates du président Trump corrobore le populisme conceptuel que l’on retrouve dans la plainte. Dans la plainte contre Google, il est évident que le raisonnement économique et le bien-fondé juridique sont délaissés au profit de slogans non étayés et d’accusations rarement mises en contexte.

La plainte du procureur général, fruit d’une instrumentalisation politique (si ce n’est populiste) notoire regorge d’imprécisions, de lacunes, d’incompréhensions des business models à l’œuvre, et de raccourcis qui se retrouvent également dans le rapport de 450 pages publié la semaine dernière par la Chambre des représentants à dominance démocrate où les idées les plus extrêmes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders se trouvent ironiquement confortées par l’action du président Trump. Au-delà de la fragilité de la démonstration économique et juridique de la plainte, il convient de s’appesantir sur trois victoires concrètes qu’une éventuelle victoire de l’administration Trump sur Google impliquerait.

La victoire d’Apple sur Google

Tout d’abord, s’il advenait que l’administration Trump venait à gagner contre Google en dépit de l’instrumentalisation populiste et électorale du droit de la concurrence, cette victoire serait la victoire d’Apple sur Google. La plainte contre Google fait la part belle aux milliards de dollars versés par Google à Apple afin que ce dernier conserve Google comme moteur de recherches par défaut de Safari, le navigateur des iPhones d’Apple. La plainte présente les faits comme si Apple, fragile entreprise du haut de ses centaines de milliards de dollars de capitalisation, était « forcé » à accepter cet accord dans une attitude aussi passive que suspecte. Or, il n’en n’est rien : le droit de la concurrence reconnaît la notion de buyer’s power (le pouvoir de l’acheteur) et en l’occurrence, il sera aisé pour Google de démontrer qu’Apple aurait pu développer un moteur de recherches propre à Safari mais que son énorme pouvoir de marché sur les smartphones lui a permis d’extraire des rentes au détriment de Google. Ainsi, Google, plutôt que d’abuser de sa position dominante au détriment d’Apple, serait victime de la capacité d’Apple à puiser dans les profits de ses partenaires sans avoir à développer de solutions attendues par ses consommateurs (en l’espèce, un moteur de recherche dédié à Safari).

Au surplus, il est étrange qu’Apple, d’un ordinaire attaché à la protection de la vie privée, dénigre le seul moteur de recherches américain protecteur de la vie privée (à savoir, DuckDuckGo) au profit de Google qui a notoirement fait de l’absence de protection de la vie privée et de la publicité ses pierres angulaires pour son business model florissant. La raison ? Apple a clairement privilégié, selon ses dires, le meilleur moteur de recherches, a évité de dépenser des milliards de dollars pour développer un moteur de recherches alternatif, et a empoché des milliards de dollars pour une simple pré-installation de Google dans Safari.

En définitive, sanctionner Google revient à récompenser Apple de façon artificielle en intervenant sur un marché extrêmement compétitif et innovant. Par ailleurs, sanctionner Google et son modèle de licence libre sous Android offert gratuitement aux fabricants de smartphones en échange d’un modèle économique basé sur les revenus publicitaires, revient à sanctionner un business model innovant créant à la fois une concurrence à Apple et procurant du pouvoir d’achat aux consommateurs, tout en privilégiant de façon arbitraire le modèle classique d’un écosystème digital fermé, payant et reposant sur la tarification haut de gamme propre à Apple. Ce choix discrétionnaire non seulement réduit la concurrence entre modèles plutôt que de l’exacerber, mais surtout préjudicie les consommateurs tout en offrant aucune garantie d’amélioration de la qualité des services fournis. Par conséquent, la plainte contre Google est une formidable porte ouverte pour la monopolisation par Apple du marché des smartphones, dominant ainsi ce marché juteux sans concurrent crédible. À défendre la concurrence par une sélectivité coupable et électorale, on l’étouffe.

La victoire de Trump sur Google

Ensuite, la victoire de l’administration Trump contre Google est une victoire…. pour Trump lui-même ! Souhaitant activer son réseau d’État républicain, surfant sur le populisme d’une Amérique rurale et conservatrice s’opposant aux valeurs libérales incarnées par les géants du numérique localisés en Californie, à Washington D.C. ou encore à Boston, Trump a déjà réussi son coup : à deux semaines des élections présidentielles, la plainte qu’il a lancé contre Google est tout à la fois une mobilisation de son camp, la désignation d’un ennemi commun (Google et tout ce que la Silicon Valley peut représenter), et une preuve supplémentaire qu’il dépasse les partis en exauçant les vœux des Démocrates les plus à l’extrême gauche. En effet, cette plainte ouvre la voie à un démantèlement de Google et des GAFA en général, ce que certains Républicains souhaitent mais surtout ce que beaucoup de supporters d’extrême gauche attendent impatiemment ! Dans un redoutable copier-coller de la décision européenne Google Android de 2018, la plainte de l’Administration Trump entend récupérer l’« argent facile » soutiré par des procès antitrust. La plainte contre Google est déjà un succès – le succès du populisme et du cynisme de Trump !

La victoire de Baidu sur Google

Enfin, la plainte de l’administration Trump contre Google, avec le risque d’amendes voire de démantèlement que cette plainte suppose, est une victoire à bas bruit d’un acteur aussi silencieux que victorieux : la Chine. Dans le monde, il y a deux moteurs de recherches de rang mondial : l’américain Google et le chinois Baidu. Alors que le moteur de recherche chinois Baidu montre déjà des signes de supériorité sur Google quant à l’intelligence artificielle et le traitement crucial du big data, la plainte de l’Administration Trump contre Google se révèle être une formidable nouvelle pour son concurrent Baidu : sanctionné ou démantelé, Google sera moins compétitif et moins productif dans l’actuelle lutte acharnée pour le traitement des données et pour les services dérivés qu’un tel traitement performant permet. Déjà installé aux États-Unis et cherchant à être listé au Nasdaq, le chinois Baidu entend pénétrer les marchés américains et européens avec sa taille critique considérable comme avantage comparatif non négligeable. À mille lieux de nos préoccupations sur la protection de la vie privée et finement lié au pouvoir communiste chinois, le moteur de recherches Baidu représente une toute autre menace que ce que Google peut représenter pour nos valeurs occidentales. Quoiqu’il en soit, la plainte de l’Administration Trump contre Google ne peut qu’aggraver la compétitivité de Google face à Baidu et favoriser l’arrivée imminente de ce dernier à la fois en Europe et aux États-Unis. Si la victoire de l’Administration Trump venait à être acquise, la victoire de la Chine et la défaite de notre défense de nos libertés fondamentales et de notre Etat de droit seraient entérinée.

Par conséquent, au-delà de la fragilité de l’argumentation économique et juridique de la plainte, la victoire de l’administration Trump représenterait des victoires nettes et certaines pour le principal concurrent de Google (Apple), pour l’instrumentalisation populiste et électoraliste du droit de la concurrence, et le concurrent chinois Baidu qui n’attend que d’arriver en Europe et aux États-Unis dès lors que Google (ou en l’espèce les autorités) lui aura accordé une petite place sur ce marché extrêmement concurrentiel. Il est fort probable que les consommateurs, l’innovation, l’esprit d’entreprise, la coopération transatlantique soient les grands perdants de ce procès-fleuve qui s’annonce. Qu’importe, au pays de Trump, toutes les victoires sont bonnes – même si elles s’avèrent être des victoires à la Pyrrhus au détriment de tous.

About this publication